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LE MONDE GRÉCO-SLAVE.

dans les rues de la ville avec une fougue désordonnée ; les réformistes triomphèrent par leur tactique nouvelle, et les spahis, bloqués sans vivres dans la forteresse, durent se rendre. Sept de leurs principaux chefs furent aussitôt envoyés à Zvornik, où Abdourahim les fit décapiter ; puis le visir triomphant entra dans Saraïevo, et, quoique les hati-chérifs ou constitutions de la province lui défendissent de séjourner plus de vingt-quatre heures dans cette capitale, il s’y établit comme un conquérant ou plutôt comme un bourreau. Trente begs périrent dans une seule nuit ; la proscription s’étendit à presque tous les pères de famille, qui furent décapités par centaines. Le raïa seul fut épargné, et on ne lui demanda que des contributions de guerre.

La réforme européenne s’installait en Bosnie sur des monceaux de cadavres : Abdourahim n’épargnait pas même ses partisans. Au nom de l’égalité, tous les possesseurs d’un fief quelconque étaient condamnés à mort. Enfin les anti-réformistes les plus déterminés vinrent se jeter aux pieds du visir, se déclarèrent convertis aux mœurs franques, et, avec un enthousiasme habilement simulé, tout ce qui restait de spahis revêtit l’uniforme croisé du nizam. Cette triste comédie, qui succédait à un drame de terreur, dura près d’une année. Enfin l’espoir fut rendu aux Bosniaques dans l’été de 1828 par la marche de l’armée russe sur le Danube : les renforts que le visir devait fournir contre l’invasion moscovite allaient le livrer presque sans défense à leurs coups. Pour prouver son dévouement au sultan, le visir Abdourahim se hâta en effet de réunir trente mille hommes, qu’il envoya sous la conduite de son kiaïa et de son mollah contre les Russes ; mais, arrivés à la frontière de Serbie, ils demandèrent en vain à Miloch le passage par la principauté ; et, au lieu de prendre la route de Novibazar qui était leur chemin le plus direct contre les Russes, les mercenaires d’Abdourahim restèrent campés sous Biélina, dans la grande plaine d’Orlovo-Polié (le champ des Aigles), pendant que les troupes serbes, postées sur l’autre rive de la Drina, les observaient dans une attitude menaçante. Miloch n’ignorait pas que les pillards bosniaques, une fois dans son pays, ravageraient le territoire ; il obéissait donc à son propre intérêt en interdisant aux troupes du visir le passage de la Drina ; s’il eût écouté le patriotisme, il ne se fût pas borné à ce rôle passif, il eût franchi lui-même sa frontière, et eût porté aux raïas chrétiens de la Bosnie le secours fraternel qu’ils réclamaient de lui contre la nouvelle révolution qui allait les livrer encore à la vengeance des spahis.