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justifie que trop le reproche qu’on lui fait d’être l’ennemi de l’intelligence et de la civilisation.

Nous venons pourtant de dire qu’il y avait une chambre des représentans ; mais l’existence de cette pauvre assemblée n’est qu’une dérision amère. Elle n’est, ne fait et ne peut rien. Annulée en fait et en droit par le maintien du général Rosas au pouvoir, avec les facultés illimitées dont il a exigé qu’on le revêtît, la chambre des représentans, conservée sans doute pour faire illusion à l’Europe, le supplie tous les six mois de ne point se retirer ; et malheur à qui manifestera l’ombre d’une opinion contraire, malheur à qui ouvrirait la bouche pour demander compte des meurtres abominables qui, au mois d’avril dernier, par exemple, ont fait planer pendant trois semaines sur Buenos-Ayres une inexprimable terreur ! Il suffira d’ailleurs d’indiquer comment cette chambre est élue pour faire juger du degré de liberté dont jouit ce pays. En apparence, ce serait le beau idéal du système démocratique. Les électeurs sont très nombreux, et néanmoins les représentans sont toujours élus à l’unanimité des milliers de voix qui concourent à l’élection. Pas une voix dissidente, jamais deux candidatures, et cela dans un pays labouré par les discorde civiles, où l’on ne trouverait pas sur dix personnes au-dessus de la plus vile populace, tant parmi les électeurs que parmi les élus eux-mêmes, un partisan sincère du gouvernement, et où les élections donnaient autrefois lieu à des luttes sanglantes. Dans un tel pays, l’unanimité ne s’explique que par la terreur.

Le gouvernement est concentré tout entier, à Buenos-Ayres, entre les mains du général Rosas. Depuis les plus grandes affaires jusqu’aux plus petites, aucune n’est décidée que par lui. Ses deux ministres, avec lesquels il travaille très rarement, et qui passent des mois entiers sans le voir, ont les mains liées sur tout, et ne peuvent avoir, sur quoi que ce soit, ni volonté ni opinion. Nulle ombre de justice, nous ne disons pas de justice politique, mais même de justice civile, parce que le séquestre d’un grand nombre de propriétés appartenant à des personnes ennemies ou suspectes fait entrer la politique dans les moindres affaires, et paralyse presque toutes les transactions, soit entre les fils du pays, soit entre eux et les étrangers. En un mot, toutes les institutions sont faussées par un despotisme tel qu’il n’en a peut-être jamais existé de semblable, en ce qu’il s’applique à une petite société, et que rien ni personne ne peuvent échapper à sa redoutable action. Il y a dans Buenos-Ayres plus de dix mille individus