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lui-même prit les habits d’Hélène, et, enveloppé de ses longs voiles, se coucha d’un air langoureux sur le divan de la chambre conjugale. La nuit commençait à peine, quand le beg de Zvornik arriva, précédé de trente formidables delis. Il dispersa ses hommes sous les trente tchardaks où il voyait les jeunes filles couchées, et lui-même se rendit droit à la chambre d’Hélène, où Miiat travesti le reçut le plus galamment possible. Bientôt le pacha saisit amoureusement la prétendue Hélène, qu’il fait asseoir sur les coussins de soie en lui disant : Belle amie, ôte ma ceinture ! Miiat lui dénoue doucement sa ceinture et suspend à la muraille ses armes meurtrières. Alors le pacha l’embrasse sur la joue et mord les épaules de la belle, qui, s’échappant de ses bras, lui répond par d’autres agaceries. Il veut découvrir son sein ; elle s’y refuse en rougissant. — Mon maître, fume d’abord, dit-elle au pacha ; le reste de la nuit sera pour les caresses.

« Heureux de sa conquête, l’infidèle enfin veut en jouir ; mais en cherchant les douces mamelles, sa main rencontre la dure cuirasse du haïdouk. Glacé d’effroi, il veut fuir ; c’est en vain. Tomitj Miiat l’arrête d’un bras solide : — Infame pacha, qui croyais facile de t’approprier les femmes d’autrui, il faut que tu perdes ici ton pachalik. — Et d’un coup de sabre il lui abat la tête. Presque en même temps l’écho répète trente coups de pistolet, et le lendemain à l’aurore les trente haïdouks, portant le costume des dames de Zmiale, et chacun avec une tête de Turc à la main, se réunirent autour de la koula d’Hélène. L’épouse du knèze les combla de présens, donna à son compère Miiat une pomme d’or, et tous s’en retournèrent aux neigeuses montagnes de Roustene, où ils continuèrent à vivre fraîchement et à redresser les torts.

LA JUSTICE DES HAÏDOUKS.

« Sous les sapins verts des montagnes, trente haïdouks, conduits par deux harambachis, Tomitj Miiat et Vouk Jeravitsa, se partagent leur butin. Ils décernent à Miiat le staréchinat avec le droit de juger, et lui jettent la plume dorée, signe du pouvoir suprême. Mais Jeravitsa proteste : — C’est à moi qu’appartient la plume du staréchinat ! — La plume à toi, brigand ! s’écrie Miiat, non ! Je garderai, moi, le commandement en chef. — Jeravitsa courroucé appela Miiat en duel, et les deux chefs se battirent. Miiat, dégaînant le premier, coupa la ceinture de soie du iounak, mais n’atteignit pas la chair. Laissant tomber sa ceinture et ses pistolets, Jeravitsa frappe à son tour son adversaire, et lui perce le flanc, d’où s’échappent ses noires entrailles : Miiat épuisé tombe sur l’herbe.

« Les haïdouks se lèvent en hurlant ; mais Jeravitsa se lamente encore plus haut : — Malheur à moi qui ai blessé mon frère adoptif ! Ne meurs pas, cher pobratim, je cours te chercher un médecin. — Miiat ne lui répond rien, et se tourne vers ses deux neveux, Malenitsa et Marianko, qui le prennent et le transportent au village de Bobovo, chez le knèze Élie. L’épouse de ce knèze