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petites doses. Ce secret, heureusement, vient aux oreilles de Ping-Sin, qui n’hésite pas à braver la sévérité des coutumes chinoises et à faire enlever son libérateur, à le recueillir chez elle et à le sauver. La chose une fois connue fait grand scandale : une jeune fille qui a parlé à un jeune homme ! c’est une grosse affaire, et Ping-Sin a bientôt ses apologistes comme ses détracteurs. Dans cet intervalle le père de la jeune fille est revenu de l’exil : les deux familles désirent un mariage. Tchoung-Yu et Ping-Sin y consentent, mais ils demeureront dans des appartemens séparés, ils ne seront époux que de nom ; ils ne veulent pas qu’on les soupçonne d’avoir enfreint la loi, les rites sacrés qui exigent qu’un fiancé n’ait jamais vu sa fiancée. Avec le temps, l’empereur est informé de ces détails, et il évoque l’affaire ; alors une enquête solennelle a lieu, et la conduite de Ping-Sin est réhabilitée avec toute sorte de louanges, ses persécuteurs sont punis comme ils le méritent, le mariage se consomme, et les deux jeunes époux s’en retournent couverts d’honneurs et de dignités.

Tel est le cadre de ce roman chinois où des vues morales et des détails agréables viennent s’entremêler à propos. Le traducteur a bien fait de ne rien supprimer, de laisser subsister les longueurs, les redites ; chaque acteur, en effet, qui revient en scène ne manque jamais de raconter ce qui vient de se passer, ce que le lecteur sait déjà. Encore une fois c’est là un caractère que les interprètes font bien de respecter : on lit beaucoup plus un roman chinois pour s’instruire que pour s’amuser, et ce qu’on veut connaître, c’est la littérature orientale, non pas arrangée et parée, mais telle qu’elle est. Le roman de la Femme Accomplie avait déjà été donné en anglais par Davis : pour son début de sinologue, M. Guillard d’Arcy aurait donc mieux fait d’aborder un autre texte, un texte inconnu en Europe. On pense aussi que quelques détails sur l’auteur et le livre n’auraient pas été déplacés en tête de la Femme Accomplie ; mais M. Guillard d’Arcy a cru devoir se dispenser de toute espèce de notice littéraire, en sorte que son livre devient inutile à quiconque sait assez d’anglais pour lire l’édition de Davis. Ce n’est pas ainsi qu’on relèvera ce métier honorable de traducteur que des maîtres comme Goethe n’ont pas dédaigné et qui demande aussi son inspiration.


V. de Mars.