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patibles avec les habitudes d’une troupe organisée comme l’avait été jusqu’ici la troupe du Théâtre-Italien, naturellement trop sûre d’elle-même pour s’informer de ce qui se passait au dehors, trop confiante en ses propres forces, trop gâtée du public pour ne pas s’endormir entre les succès de la veille et ceux du lendemain. D’ailleurs, cette dissolution que l’on déplore ne date pas d’hier, mais du jour où Rubini déserta notre scène. De ce jour Tamburini et Lablache, ses deux compagnons de gloire, ses acolytes naturels, étaient restés chez nous dépareillés, un peu semblables à ces oiseaux sympathiques qui se tiennent sur leur perchoir immobiles et contristés, lorsque le coryphée mélodieux qui leur donnait la note s’est envolé aux campagnes du ciel. La première condition pour vivre, c’est de se renouveler ; il n’est pas de si exquise jouissance qui ne doive finir par amener la satiété, et, quant à moi, je n’ai jamais pu comprendre comment faisaient les dieux immortels pour se repaître ainsi toute une éternité de nectar et d’ambroisie, régime monotone, s’il en fut, auquel nous défions le plus intrépide dilettante de résister plus de douze ans. Maintenant, si l’on recherche la cause de cette grande rumeur, elle est tout entière dans l’avènement de Ronconi.

Au commencement de la saison, Ronconi arrive ici, libre de toute espèce d’engagements ; il venait soi-disant pour voir Paris, étudier les chanteurs en renom, observer le public et passer trois ou quatre mois qu’il voulait perdre en attendant le jour où de nouveaux engagemens le rappelaient à Vienne, toutes raisons qui ne l’empêchèrent de se faire entendre dès la seconde semaine de son arrivée. On sait quel mouvement unanime il excita, d’abord à I’ambassade de Naples, et, de là, dans tous les salons, où les succès les plus flatteurs, les plus incontestés, l’accueillirent soudain. À peine Ronconi avait chanté dix fois, qu’il était à la mode pour l’hiver et qu’il érigeait contre les Italiens du théâtre Ventadour la plus dangereuse concurrence. En effet, partout on ne voulait que lui, Tamburini fut répudié, on oublia Lablache, et la Grisi vit chômer ces belles soirées où des pluies d’or tombaient à ses pieds pour une cavatine. Nous savons quelle part il convient de faire, en toute chose, au hasard de la mode, à la fortune du premier jour, en un mot à ce qu’on appelle l’engouement du public ; cependant on nous accordera qu’un chanteur parfaitement inconnu la veille, et qui, sans journaux, sans coterie, sans avoir mis en œuvre aucun de ces appareils organisés au moyen desquels les succès se brassent de nos jours, s’acquiert du soir au lendemain une si unanime célébrité, doit avoir quelque valeur dans son art et mériter qu’on s’en occupe. Quoi qu’il en soit, le directeur des Italiens dut céder devant l’autorité des suffrages qui se déclaraient pour Ronconi, et force fut bien à l’administration de faire taire les répugnances qu’elle avait manifestées d’abord à l’endroit de l’engagement du nouveau baryton, répugnances peu sérieuses du reste, et qui, nous aimons à le croire, venaient moins de son propre chef que de certaines suggestions intéressées, et surtout d’une sorte d’effroi qui s’emparait d’elle au moment de porter la main sur cette espèce de statu quo de douze années. Ronconi une fois engagé, Tamburini quittait la place, on le