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plus qu’il n’en fallait pour briser dans sa délicatesse une organisation d’élite ; et si le mal n’est pas encore consommé, du moins doit-on en constater dès aujourd’hui les tristes progrès. Ainsi, ces ravissantes demi-teintes, ce clair obscur délicieux que Barroilhet empruntait à l’école moderne d’Italie, ont tout-à-fait disparu par la nécessité constante où il se trouve de lutter avec ces masses d’orchestre que M. Habeneck déchaîne sur lui à tour de bras. Heureux encore si les agrémens seuls étaient à regretter ; mais l’habitude de forcer la voix a amené des accidens plus graves, et vous surprenez à tout moment l’intonation en défaut. Nous reprocherons aussi à Barroilhet cette couleur uniforme et terne qu’il donne à tous ses rôles indistinctement. Personne plus que nous n’est disposé à reconnaître les rapports qui existent entre le Lusignan de la Reine de Chypre et le Charles VI de l’opéra nouveau. Nourrit lui-même aurait eu de la peine à créer une physionomie individuelle à chacun de ces personnages, d’un caractère également languissant et soporifique. Mais Guillaume-Tell, par exemple, n’appartient point à cette famille de rois imbéciles et moribonds, et Barroilhet, lorsqu’il aborde, à certains intervalles, l’opéra de Rossini, devrait bien se garder d’y apporter ce ton de véritable psalmodie qu’a développé chez lui un commerce déjà beaucoup trop prolongé avec les chefs-d’œuvre de M. Halévy.

La clôture des Italiens a été marquée cette année par toute sorte de petits incidens bouffes ou sérieux, comme il vous plaira, et qui sont venus remplacer avec assez d’avantage ces éternels tributs de fleurs dont le dilettantisme enthousiaste avait coutume de joncher la scène à pareille époque. Nous avons eu, entre autres divertissemens, les harangues de Lablache, qui a cru devoir prendre congé du public parisien par une allocution touchante, débitée devant la rampe d’un ton moitié paterne, moitié goguenard, emprunté à ses meilleures créations. Il est donc vrai, Lablache se retire ? Eh quoi ! Tamburini nous menace de ne plus revenir ? Voilà donc la troupe italienne en pleine dissolution. Que dire ? que faire ? Se peut-il maintenant qu’il y ait des gens pour se réjouir de ce qui arrive ? Pourquoi pas ? Certes, Lablache et Tamburini tenaient une bien large place dans la constitution du Théâtre-Italien, et nul ne songe à revenir sur des mérites si réels et de si légitimes renommées ; mais ces illustres virtuoses, niera-t-on que le public les savait par cœur désormais, celui-ci avec ses points d’orgue en saccades celui-là avec ses bouffonneries sublimes, mais un peu stéréotypées, quoi qu’on dise. Quant à nous, cet état de choses n’a rien qui nous effraie. Nous commençons par reconnaître que nous ne l’eussions point provoqué ; mais, puisqu’il éclate, qu’il nous soit permis d’en prendre franchement notre parti, et d’y voir moins un péril de ruine imminente pour les Bouffes qu’une occasion de se raviver par la nouveauté. Maintenant qu’on est une fois sorti de la voie facile et commode sur laquelle il suffisait de se laisser aller, c’est à l’administration de montrer son habileté ; il y a plus d’un essai intéressant à tenter, plus d’une chance à courir. Nous ne disons pas qu’on fera mieux ; on fera autrement, et l’art ne peut que gagner à ces transformations, à ces luttes, toujours incom-