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REVUE MUSICALE.

Charles VI et le dauphin, au troisième acte, non que les idées abondent davantage, mais du moins croit-on y voir percer ça et là quelques lueurs mélodieuses, auxquelles on s’attache avec cette avidité de gens poursuivant à travers le chaos et les ténèbres un pèlerinage de cinq heures. Au bout de ces lueurs fugitives, nous citerons un passage de clarinettes d’un goût charmant, et qu’on s’étonne de ne pas voir reproduit dans le cours du morceau. D’où vient que M. Halévy l’abandonne si vite ? Est-ce parce qu’il rappelle presque note pour note la délicieuse phrase de l’air d’Adolar dans l’Euryanthe de Weber ? Ce serait là au contraire une raison de ne point se lasser de le répéter.

Le poème de M. Casimir Delavigne était peu fait, nous l’avouons, pour inspirer un musicien. Peut-être un homme comme Weber ou Meyerbeer, un esprit amoureux du caractère et de la couleur historique, aurait-il trouvé dans cette donnée le motif de quelque tentative intéressante et originale. Dans la musique comme dans les lettres, il y a des esprits qui aiment à creuser le fond d’un sujet, à s’inspirer plutôt de l’idée que du texte, et qui voient autre chose dans un opéra que des cavatines, des chœurs et des duos à coudre à la file les uns des autres. C’est en une disposition pareille que Weber créa son Euryanthe, Meyerbeer ses Huguenots. Mais d’abord M. Halévy n’appartient point à cette famille de penseurs ; ensuite le poème de M. Delavigne, plus littéraire si l’on veut que les Huguenots de M. Scribe, ou que l’Euryanthe de Mme de Chézy, était loin d’offrir les mêmes ressources à un compositeur. Il y a dans les Huguenots une intelligence du drame lyrique, une habileté à distribuer les masses chorales, à manipuler, si je puis m’exprimer ainsi, le élémens que la musique anime et coordonne, dont M. Casimir Delavigne ne se doute pas ; et quant à la fable si extravagante d’Euryanthe, elle échappait, par son extravagance même, aux conditions prosaïques et bourgeoises de la pièce de Charles VI, conditions anti-musicales s’il en fut. Qu’attendre en effet de cette espèce de Géronte couronné, qui va et vient dans son palais, sans cesse cramponné à la jupe d’une petite fille qu’il suit comme son ombre ? La musique est un art épique, à l’Opéra plus que partout ailleurs et quand vous nous montrez un roi de France qu’on amène à signer l’acte de déchéance de son fils, en lui confisquant pour un moment son jeu de cartes, une pareille scène touche de plus près au grotesque, à la parade, qu’au vrai drame lyrique. Pourquoi, si l’on tenait tant à mettre au théâtre un roi fou, pourquoi ne pas emprunter à Shakspeare une de ses plus magnifiques créations, pourquoi ne point prendre le Roi Lear ? Celui-là du moins reste grand et poétique dans son infortune, et sa démence n’a rien qui blesse ou qui répugne. Il est vrai qu’avec le Roi Lear on était forcé de s’interdire tous ces charmans refrains de gloire et de victoire, ainsi que ces piquans défis à grand orchestre jetés à l’Angleterre, sur lesquels l’auteur des Messéniennes devait naturellement compter beaucoup pour le succès. Somme toute, le grand tort de l’opéra de M. Casimir Delavigne, c’est de ressembler à la première tragédie médiocre qu’il vous plaira de choisir dans le répertoire du théâtre français. J’imagine que M. Delavigne avait ébauché jadis une tragédie