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LES DEUX RIVES DE LA PLATA.

leur caractère ; on n’y donne point à l’action de la religion elle-même sur les esprits une direction détestable et impie ; on n’y accoutume point toutes les oreilles à n’entendre, toutes les bouches à ne proférer que des cris de mort contre des ennemis vaincus, écrasés et dépouillés ; enfin, on n’y a point érigé en système politique l’abrutissement et la dégradation de tout un peuple par la destruction des sentimens, des idées, des institutions et des garanties qui assurent et embellissent l’existence des sociétés humaines, qui les honorent et les élèvent à leurs propres yeux et aux yeux des autres nations. En un mot, et pour généraliser davantage notre observation, nous dirons qu’à Buenos-Ayres on se croit souvent en dehors de la civilisation moderne, tandis qu’à Montevideo on se sent toujours sous son influence. À Buenos-Ayres, l’esprit du gouvernement lui est hostile ; à Montevideo, il lui est favorable. Et, quant au résultat pratique, ce sont les circonstances seules qui font qu’à Buenos-Ayres son action est moins nuisible, et à Montevideo moins utile qu’on ne pourrait le craindre ou l’espérer.

Les observations que nous venons de présenter sur l’état intellectuel et social de Buenos-Ayres et de Montevideo seront peut-être regardées comme trop sévères pour l’une et trop flatteuses pour l’autre de ces deux villes. Nous ne les croyons que justes, mais nous devons ajouter qu’il ne faudrait en tirer aucune conclusion favorable ou contraire au génie respectif des deux populations. On se tromperait également, si l’on en concluait qu’à Montevideo les vrais principes de la liberté sont sainement compris et religieusement respectés. Le gouvernement actuel de la République Orientale est, comme la plupart de ceux de l’Amérique espagnole, un gouvernement de fait, produit d’une guerre civile, et qui a de nombreux ennemis. Ces ennemis, qui appartiennent en général à la classe riche et élevée du pays, il ne les inquiète pas, il ne les persécute pas, il ne confisque pas leurs biens, et ce sera son éternel honneur. Mais il ne leur permettrait assurément pas de l’attaquer par la presse, de se réunir, de parler contre lui. Ainsi, le nombreux parti de l’ex-président Oribe n’a d’organes ni dans les journaux ni dans les chambres. Il existe, il intrigue, il espère, mais il ne se montre pas. Si le général Oribe ressaisit le pouvoir, le parti contraire s’effacera de la même manière, jusqu’à ce qu’une nouvelle révolution s’opère à son profit. Les dissentimens politiques ne se manifestent donc point par l’existence d’une opposition, mais par la guerre civile actuelle ou toujours imminente. Les pays qui en sont là ne sont pas encore sortis de la