Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 2.djvu/263

Cette page a été validée par deux contributeurs.
257
LE SALON.

position n’est rien par lui-même ; il ne se rapporte à aucun lieu, à aucun temps, à aucun nom, et n’éveille aucun souvenir ; aussi lui a-t-il donné le plus insignifiant des titres : le Soir. En effet, ce demi-jour doux et mélancolique répandu sur la scène nous place à cet instant de la journée où les derniers feux du soleil couchant, déjà tombé sous l’horizon, commencent à pâlir et vont faire place au crépuscule ; dans un coin du ciel, la lune montre son croissant argenté ; dans le fond, quelques palmiers mêlés aux lignes sévères de montagnes lointaines élèvent çà et là leurs cimes indécises noyées moitié dans l’ombre. Voilà tout ce qui justifie le titre de cette peinture. Le véritable sujet n’y est pas même indiqué, mais il s’explique suffisamment de lui-même. Sur un beau et large fleuve, qui pourrait bien être le Nil, dont les eaux profondes, limpides et calmes reflètent l’azur du ciel et les reliefs des deux rives, glisse, au gré du courant et d’une légère brise, une barque à structure antique. Sur cette élégante nacelle, onze jeunes filles chantent ensemble au son des harpes. L’air frais du soir soulève en passant leurs tuniques flottantes et leurs belles chevelures, et disperse au loin le bruit des instrumens et des voix. Assis sur le bord de la barque, un Amour nonchalamment appuyé sur une rame effeuille et laisse tomber des fleurs dans l’onde. Sur la rive du fleuve, un homme, dont le front soucieux porte déjà l’empreinte des pensées de la vieillesse, regarde passer en silence la joyeuse embarcation. Une lyre, qui vient de résonner sans doute pour la dernière fois sous ses mains, s’en est échappée, et, désormais muette, gît abandonnée à ses côtés. À son riche vêtement, au cercle d’or qui entoure sa tête, on peut présumer qu’il a bu aussi, lui, à la coupe des joies de la jeunesse et de la vie ; la folle nacelle, avec son charmant équipage et son insouciant pilote, passe et fuit sans le voir, emportant avec elle tout ce qu’il a perdu, et ce qu’elle perdra elle-même en route.

Avec un peu de la philosophie du maître à danser de M. Jourdain, on trouverait une infinité de choses dans cette peinture, car il y en a pour le moins autant que dans un menuet. Nous n’y avons voulu voir, pour plus de sûreté, que ce que tout le monde y voit du premier coup. C’est, au reste, le propre des œuvres d’art d’une certaine élévation d’évoquer une multitude d’idées et de sentimens qui se groupent autour de la donnée première conçue par l’artiste ; elles contiennent toujours bien plus de choses et d’autres choses qu’il n’a voulu et cru y mettre. Elles ressemblent, à un certain degré, par ce côté, aux œuvres de la nature, dont toutes les forces de l’esprit hu-