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DU MONOPOLE DE L’INDUSTRIE DES TABACS.

une explication très plausible d’un tel usage, puisque les Lapons, par exemple, brûlent autour de leurs cases des espèces d’agarics dont la fumée écarte les insectes. Après la pipe de roseau est venue la pipe d’argile, à laquelle ont succédé toutes les pipes que les progrès de l’industrie et du luxe ont imaginées, et dont la confection occupe en France plus de six mille ouvriers.

Si l’on explique facilement l’usage de la pipe parmi les sauvages de l’Amérique, il n’en est pas de même en Europe, car l’habitude de fumer ne s’acquiert généralement qu’au prix d’un noviciat peu encourageant. La première fois qu’on fume, on est saisi de symptômes d’empoisonnement, vertiges, maux de tête, envies de vomir, vomissemens, anéantissement complet de la sensibilité. Ces symptômes disparaissent peu à peu, lorsqu’on a le courage de recommencer à fumer, pour n’avoir pas la honte de céder à une difficulté, et pour obéir à la mode. On sait que Napoléon tenta une fois de fumer dans une pipe dont lui avait fait présent l’ambassadeur persan ou turc, et que, bientôt rebuté, il ne trouva l’habitude de fumer que propre à désennuyer les fainéans. Dans tous les cas, une fois qu’on a vaincu la première répugnance (et l’invention des cigarettes est destinée à rendre cette victoire si facile, que les femmes se hasardent à fumer), l’habitude prend une force telle qu’on voit rarement un fumeur y renoncer. Elle procure une extase des sens, un enivrement auquel on se livre avec plaisir, et qui fait passer le temps dans l’oubli des ennuis qui assiégent tout homme, souvent dans l’oubli du devoir. Nous ne croyons pas aux empoisonnemens immédiats par la fumée du tabac, et nous n’avons pas assez d’observations connues pour savoir si la santé des fumeurs est altérée par cet usage, et si la vie moyenne en est diminuée. Néanmoins le tabac est bien réellement un poison ; il ne peut produire que du mal, mal auquel résistent les constitutions robustes des hommes mûrs, mais qui doit avoir une action réelle sur l’enfance. Une organisation faible qui n’a pas encore assez de vigueur pour lutter contre l’influence détériorante d’une substance délétère ne saurait se développer convenablement, et prendre la force dont elle a encore besoin en s’usant au contact d’un poison. D’autre part, cet usage, n’étant pas naturel, détourne les besoins de leur voie directe, et, comme un besoin satisfait en appelle un autre, l’habitude de la pipe chez les enfans peut engendrer en eux une habitude plus malfaisante, lorsqu’ils seront devenus hommes. Déjà, pour les fumeurs déterminés, il n’est pas de tabac assez fort ; qui sait donc si l’usage de l’opium ne viendra pas succéder à celui du tabac ? L’exemple des Orientaux ne sera-t-il pas un jour aussi contagieux que l’a été celui des Américains ? Puisqu’à l’ivresse procurée par les liqueurs fortes, on a joint l’ivresse que donne la fumée de tabac, pourquoi en si bon chemin ne cherchera-t-on pas à se plonger dans l’ivresse de l’opium ? Dans tous les cas, si l’usage de la fumée de tabac, absorbée par la pipe ou par le cigare, ne nuit pas immédiatement et toujours à la santé du corps, il nuit certainement à celle de l’intelligence, dont il endort les forces. Les peuples de l’Orient, autrefois si puissans, aujourd’hui mortellement engourdis, doivent peut-être une partie de leur dégradation à ce vice,