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MOUVEMENT LITTÉRAIRE DE L’ESPAGNE.

préjugés littéraires qui restent à vaincre à Madrid. Les Espagnols ont à revenir de loin, en littérature comme en politique. Ce qui nous paraît une tentative avortée est pour eux une innovation hardie. Ils saisissent des nuances qui nous échappent, et c’est quand nous les croyons immobiles qu’ils marchent quelquefois le plus vite. Qui d’entre nous peut dire d’ailleurs quelle direction ils prendront en définitive ? Il y aurait donc imprudence à rien présumer et sur l’avenir du théâtre espagnol, et sur celui de Zorrilla en particulier.

Les pièces, en attendant, se multiplient, et les tâtonnemens continuent. Il ne se passe presque pas de semaine où il n’y ait une nouveauté au théâtre de la Cruz ou au théâtre du Principe, sans compter les traductions ; dans ces deux derniers mois seulement, on a joué sept ou huit drames d’auteurs espagnols qui ont eu plus ou moins de succès : Simon Bocanegra, de don Antonio Garcia Gutierrez, est un drame à la fois historique et romanesque dont l’action se passe à Gênes au moyen-âge ; Estaba de Dios (C’était écrit) est une comédie dans le génie de Moratin, par don Manuel Breton de Los Herreros ; Cecilia la cieguecita (Cécile l’aveugle), de don Antonio Gil y Zarate, est un mélodrame sentimental à la manière française ; la Judia de Toledo (la Juive de Tolède), de don Eusebio Asquerino, a pour sujet la tragique histoire de la juive Rachel, maîtresse du roi de Castille Alphonse VIII, déjà mise au théâtre par La Huerta ; la Tête enchantée, ou l’Espagnol à Venise (la Cabeza encantada, o el Español en Venecia), est une comédie dans le genre de Calderon, dont l’auteur n’est rien moins que don Francisco Martinez de Rosa, l’ancien premier ministre de la reine Christine. Enfin, Zorrilla lui-même a fait jouer tout dernièrement deux nouveaux ouvrages dramatiques dans la même soirée ; l’un est une tragédie en un acte intitulée Sofronia, et l’autre un drame également en un acte, le Poignard du Goth (el Punal du Godo). Toutes ces pièces sont en vers.

Voilà une activité qui ne peut manquer de produire tôt ou tard quelques grands résultats ; malheureusement toutes ces œuvres ont un défaut commun, elles ne sont pas assez travaillées. Il faut bien le dire en terminant : c’est là le vice de cette littérature. Elle a le nombre, sans avoir précisément le travail. Sous ce climat si facile, avec cette langue sonore, les vers se font trop aisément ; l’effet manque, et sans effort, on ne crée rien de durable et de profond. Zorrilla et ses rivaux ne soignent pas assez ce qu’ils font ; ils produisent trop. À cela ils peuvent opposer, il est vrai, l’exemple de Lope de Vega, mais Lope de Vega suppléait à l’incubation des idées par une composition bien autrement rapide. Quelle que soit la fécondité de Zorrilla, elle