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On sait quelle est la prédilection des dramaturges espagnols pour ce personnage. Lope de Vega, Calderon, Moreto, le font intervenir à tout moment dans leurs comédies historiques, et toujours avec le même caractère. Par une singularité qui a été souvent remarquée, ce roi, si condamné par l’histoire, est devenu populaire au théâtre. C’est l’idéal du roi de Castille tel que le concevait le génie sévère du moyen-âge, terrible, mais juste, vengeur de l’opprimé, ennemi du coupable puissant, brave jusqu’à la folie, prompt à s’emporter, galant à l’excès, passionné pour les aventures, et surtout sourd à la pitié. On se demande comment un homme si violent et si couvert de meurtres a pu être donné comme le type évident du grand, du royal et du beau. Il en est de don Pèdre comme de don Juan, cet autre favori de l’Espagne. Tous deux sont condamnés par le ciel, mais tous deux excitent profondément l’admiration des hommes. Les idées du bien et du mal n’étaient pas bien nettes pour les Espagnols d’autrefois. Ce qu’ils aimaient avant tout, c’était l’énergie individuelle. On reconnaît dans cette contradiction de sentimens et de croyances le résultat de toute leur histoire politique et religieuse. Il fallait bien que la nation admît le despotisme des rois et des prêtres, mais elle essayait de lui échapper au moins par l’imagination. À la vertu dure et exclusive des cloîtres, elle opposait le vice brillant, insoucieux et aimé de don Juan ; à l’austérité froide et triste de Philippe II et de ses successeurs, la royauté chevaleresque, aventurière et étourdie, mais toujours formidable, de don Pèdre.

La catastrophe qui doit mettre fin aux jours de don Pèdre par la main de son propre frère, achève de donner à ce personnage un caractère sombre et tragique. L’implacable fatalité plane incessamment sur sa tête, et se révèle de temps en temps par des allusions ou des prédictions poétiques. Ainsi, dans la Fille d’Argent (la Niña de Plata), de Lope de Vega, quand l’infant don Henri va consulter un astrologue maure pour savoir s’il est aimé d’une femme, le noir sorcier répond à peine aux questions qui lui sont faites, et, forcé de voir dans l’avenir plus profondément qu’il n’aurait voulu, il ne peut s’empêcher d’annoncer au prince étonné le fratricide qui l’attend. Dans le Médecin de son honneur, de Calderon, ce funeste avertissement prend une forme plus originale et plus mystérieuse. Don Pèdre vient de chasser l’infant de sa présence pour avoir séduit la femme d’un gentilhomme castillan ; le soir venu, on entend de loin dans la rue un musicien inconnu qui chante des vers satiriques sur le départ de don Henri ; don Pèdre veut poursuivre lui-même l’insolent, mais il