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paraître plus belle à mesure qu’elle la regarde. Autour d’elle, on dirait un air transparent et comme une douce lumière qui se communique aux objets qu’elle a touchés. En peu de temps, les autels qu’elle a visités resplendissent d’un éclat inexplicable, mais si vague et si faible, que le reste de l’église garde sa silencieuse obscurité. Seulement, autour de l’inconnue, la clarté mystérieuse reparaît avec des teintes légères de rose et d’azur. Malgré la distance, le parfum des fleurs qu’elle dépose sur l’autel arrive jusqu’à Marguerite ; ou un songe ineffable enivre ses sens, ou elle entend aussi le bruit lointain d’une musique harmonieuse. Ce concert invisible, cette odeur des fleurs, ces splendeurs suaves, jettent la belle enfant dans une émotion délicieuse ; mais ce sont des impressions paisibles et calmes qui renouvellent insensiblement son être. Elle oublie ses amertumes passées et sent se réveiller dans son sein mille pensées chastes et pures. L’avenir se présente à elle entouré de mille images de bonheur, de solitude et de paix. Sa vie est devenue une extase, un songe lumineux, une ivresse ravissante, un doux anéantissement où rien ne l’oppresse, où elle ne sent rien de profane et de terrestre. Il n’y a plus dans son ame qu’une pensée, qu’un sentiment, l’aspiration d’amour qui l’attire vers cette inconnue ; elle a besoin de la suivre, de la contempler, de lui parler, de lui demander des consolations…

« La religieuse prend enfin la lumière, et, traversant l’église, elle passe près de Marguerite en la touchant de sa robe. Marguerite ne peut résister au charme caché qui l’entraîne ; elle l’arrête par sa manche, mais sans avoir la force de parler. — Que me voulez-vous ? dit la religieuse d’une voix pleine de douceur. — Vous me laissez donc seule ainsi ? répondit Marguerite. — Si vous n’avez pas d’asile dans cette nuit orageuse, venez avec moi dans le cloître. — C’est impossible. — Si vous désirez parler à quelque sœur, veuillez revenir demain. — Oui, je voudrais parler… — À qui ? — À vous. — Qu’avez-vous à me dire ? — Je ne sais ce qui oppresse ma voix… Comment vous nommez-vous ? — Marguerite. — Nous avons toutes deux le même nom. — Vous vous nommez ainsi ? — Oui, madame, et dans un autre temps j’étais… Quel emploi avez-vous ? — Tourière. — Tourière ! Depuis quand ? — Depuis un an. — Un an ! — Il y en a dix que je suis dans ce couvent. — Marguerite écoute avec stupeur sa propre histoire. L’inconnue a son nom et son âge ; comme elle, elle est depuis un an tourière ; comme elle, elle est au cloître depuis dix ans. Que doit-elle penser ? Enfin elle lève les yeux sur le visage de la religieuse et se reconnaît avec frayeur elle-même. Celle qui est devant elle a tous ses traits ; c’est elle-même ou son image qui est restée au couvent.

Marguerite tombe à genoux, sans volonté, sans voix, sans mouvement, le cœur et l’esprit éperdus, aux pieds de la sainte apparition ; elle y reste, le front dans la poussière, jusqu’à ce que l’accent de la voix sacrée permette à son ame purifiée de l’animer de nouveau. Alors, jetant sa mante sur la jeune fille et la couvrant de ses pieux vêtemens, l’apparition lui dit de sa voix céleste : « Tu t’es placée en fuyant sous ma protection ; je ne t’ai pas abandonnée ; vois, ton cierge brûle encore sur mon autel ; j’ai occupé ta place ;