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REVUE. — CHRONIQUE.

mettant qu’elles existent, n’engagent jamais un ministère tant qu’il ne les a pas sanctionnées en conseil, et l’on sait fort bien qu’un pouvoir ne peut jamais être contraint à un suicide gratuit. Un traité sur les bases de celui de M. de Vergennes est plus impossible aujourd’hui qu’avant la révolution, car les intérêts qu’il compromet sont mille fois plus puissans et plus impérieux qu’à cette époque. Si la conclusion des conventions commerciales est une œuvre difficile dans tous les temps, combien ne l’est-elle pas davantage encore dans le nôtre ! La bourgeoisie a ses lois céréales comme l’aristocratie terrienne, et celles-ci se résolvent en tarifs protecteurs pour ne pas dire prohibitifs. Protéger le travail industriel par des lois analogues à celles qui, en Angleterre, protègent le sol, voilà toute l’économie politique du gouvernement des classes moyennes. Leur plus grand ennemi est assurément Adam Smith, et rien n’était moins sérieux, il faut bien le reconnaître, que la liaison que des esprits élevés, mais peu pratiques, s’efforcèrent sous la restauration d’établir entre la liberté industrielle et la liberté politique.

La liberté du commerce se restreint dans toutes les sociétés européennes à mesure que s’y développent des influences analogues à celles qui dominent la nôtre. La Russie fonde son industrie naissante sur une protection qui rend ses frontières inabordables ; l’Allemagne libérale s’unit et se resserre pour résister à la concurrence anglaise ; l’Espagne et le Portugal confondent la cause de la production indigène avec celle de l’indépendance nationale. En France, il y a de l’exagération dans la plupart de ces appréhensions et un égoïsme odieux dans plusieurs de ces exigences : personne n’en est à coup sûr plus convaincu que nous ; mais personne n’est aussi plus persuadé que notre cabinet, contraint à gouverner pour vivre, au lieu de vivre pour gouverner, ne s’exposera pas à engager une lutte terrible avec les nombreux intérêts liés du nord et de l’est, à Paris et dans la plupart de nos départemens, au sort de la quincaillerie, de la verrerie, des tissus de laine, et autres industries accessoires qu’on présente comme menacées. En vain, pour paralyser ces résistances, compterait-on sur la chaleureuse adhésion des ports de mer. Ceux-ci n’auront jamais qu’un intérêt des plus limités dans la conclusion d’un traité avec l’Angleterre. Il en est de même de la culture vignicole, qui ne prendra pas fort au sérieux le débouché ouvert à ses vins dans les trois royaumes. Personne n’ignore, en effet, que d’autres habitudes sont prises et enracinées dans toutes les classes de la population britannique ; chacun sait que les vins de France resteront toujours au-delà de la Manche, comme en Suède et en Danemark, un objet de luxe exceptionnel, et que le Portugal, que cette concurrence menacerait dans les sources mêmes de son existence, se résignera à tout pour la rendre illusoire. On dit d’ailleurs que le traité si long-temps refusé par le cabinet de Lisbonne est sur le point d’être signé, et qu’il concède aux vins de ce pays un grand abaissement des droits à l’importation. C’est un moyen d’annuler pour ainsi dire à l’avance la concession analogue qui nous serait faite.