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la tête de la société de Sancerre. M. de la Baudraye, est-il besoin de le dire ? n’a rien qui puisse répondre aux instincts de sa femme. Il n’a pas d’autre passion que cet amour du sol qui, chez les gens de la campagne, devient un sentiment aussi exclusif, aussi impérieux, quelquefois même aussi farouche que l’amour de l’or chez les trafiquans des villes. Avec un semblable mari, Dinah doit chercher une distraction. Le préfet, M. de Chargebœuf, le receveur des contributions, M. Gravier, et le procureur du roi, M. de Clagny, constituent à eux trois les seules formes sous lesquelles cette distraction puisse se présenter ; or, nulle de ces formes n’est séduisante. M. de Chargebœuf est le type de ces fonctionnaires qui, jeunes encore et célibataires, font planer au-dessus de toutes leurs pensées, même de celles qui devraient être les plus désintéressées et les plus ardentes, l’espérance d’un riche mariage et d’un prochain avancement. M. Gravier a le tort d’avoir chanté des romances et de les avoir chantées sous l’empire. Quant à M. de Clagny il appartient au corps plus respectable que conquérant de la magistrature ; il a des sourcils d’une épaisseur effrayante, et sollicite un cœur du ton dont il solliciterait une tête. Aussi Dinah fait des vers et attend. Or, un beau jour Sancerre voit arriver dans ses murs deux des célébrités qu’elle se glorifie d’avoir données à Paris, Lousteau le critique et le docteur Horace Bianchon. On juge de la manière dont Dinah accueille les deux illustres enfans de Sancerre. Elle qui regarde Paris comme un Éden dont elle et exilée, elle n’a pas assez de prévenantes caresses pour ceux qui lui apportent des accens de la patrie de son ame. Bianchon, que les femmes occupent infiniment moins que la science, laisse à Lousteau les profits de l’enthousiasme qu’inspirent les traditions parisiennes. Au bout de quelques mois, le journaliste se sépare de la belle provinciale ; mais l’amour ne s’est point borné à enfoncer ses traits dans le cœur de Dinah, il a eu des résultats d’une nature beaucoup plus matérielle que ceux qui sont exprimés par cette innocente métaphore. Un matin, Lousteau voit arriver dans une chambre de garçon où traînent un chapeau de grisette, des cigares à demi fumés et des pages griffonnées d’articles, la reine de Sancerre, Mme de la Baudraye, qui se jette à son cou et lui révèle un secret aussi mal accueilli par les amans qu’il est bien reçu par les maris. La passion qui a pris son essor sous les grands chênes du parc de la Baudraye vient s’abattre à l’entresol d’une maison parisienne. Encore si elle ne mettait qu’un être de plus dans l’étroite cage où elle va s’enfermer ; mais Lousteau est menacé d’être père. C’est à cet endroit du livre de M. de Balzac que commence une série de scènes blessantes qu’on lit avec un véritable malaise, et parfois même de sérieux mouvemens d’indignation. Le romancier qui, dans un appétit irrésistible de nouveauté, s’est imaginé récemment d’explorer des pays d’où doivent également s’écarter les pas et les yeux des honnêtes gens, n’a jamais présenté à ses lecteurs plus répugnante peinture que celle de l’intérieur de Lousteau. Fielding a presque gâté son charmant roman de Tom Jones en faisant accepter à son héros une sorte de salaire pour ce qui doit être le plus étranger en ce monde à toute considération d’intérêt. Dancourt,