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elle et pour s’en servir ; mais en face du monde que lui révèlent ses sens, il en crée un autre. C’est ce que sentirent admirablement les Grecs, quand ils inventèrent le nom de poète, ποῖητης, l’homme qui fait, qui crée. L’observation est presque une fatigue pour l’homme, tandis qu’il crée avec audace et plaisir. Il produit avec une sorte de jouissance sublime les idées, les systèmes et les images dont il peuple l’infini de sa pensée ; il édifie des religions, il fait des dieux, et, dans la plus haute expression de son génie, il est vraiment verbe créateur.

À cette hauteur, la poésie et la philosophie se confondent ; à cette hauteur, l’homme est possédé par une inspiration divine sous la dictée de laquelle il écrit ces grands poèmes qui sont à la fois des religions et des systèmes. C’est alors que la poésie est vraiment, comme l’a dit Novalis, le héros de la philosophie ; elle se jette en avant avec un héroïque esprit d’aventure, elle éclate, elle chante. Cependant arrive après elle, d’un pas sûr, la sagesse, qui reconnaît et explique l’ouvrage de sa céleste sœur. Platon, dans le Cratyle, dit que la sagesse, Σοφία, est un mot indiquant l’action d’atteindre le mouvement… « Les poètes, ajoute-t-il, pour exprimer qu’une chose se met en mouvement avec rapidité, se servent du mot ἐσύθη. Il y a eu un personnage célèbre de Lacédémone qui s’appelait Σοῦς, c’est-à-dire prompt, et c’est le mot dont on se sert à Sparte pour exprimer un élan rapide ; Σοφία équivaut donc à Σόος ἔπαφη, l’action d’atteindre le mouvement ; ce qui se rapporte encore à l’idée du mouvement universel[1]. » Il y a une grande profondeur philosophique dans toute cette philologie. C’est bien le rôle de la sagesse, de la science, d’atteindre l’éternel mouvement de l’esprit et de l’univers pour en trouver les raisons et les lois.

En se développant, le génie de l’homme se partagea, et ces scissions en prouvèrent la grandeur et la faiblesse. Il multipliait ses conquêtes, mais il ne put les garder qu’à la condition de la division du travail. Il fallut dresser une carte des connaissances humaines, et il ne fut plus donné qu’à un petit nombre d’hommes privilégiés de parcourir à peu près toutes les provinces de cet immense empire. Il arriva même que ce qui dans l’origine des choses avait été le plus étroitement uni sembla le plus séparé. Ainsi, aujourd’hui les poètes paraissent à mille lieues des philosophes, et il faut s’attendre à étonner beaucoup de gens en parlant des rapports intimes de la philosophie et de la poésie.

  1. Cratyle, traduction de M. Cousin.