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CHILLAMBARAM ET LES SEPT PAGODES.

complet représente un ascète instruisant ses disciples : l’un d’eux, à moitié convaincu, se mord les doigts dans l’attitude de la plus profonde attention. En avant de l’entrée, à quelques pas dans la mer, on aperçoit un pilier ou stambha, qui ferait croire, par sa position, que les eaux tendent peu à peu à s’avancer sur le rivage ; conjecture que corroborerait aussi l’état de délabrement des deux édifices minés sourdement par la vague. Les brahmanes parlent d’un déluge qui aurait jadis détruit une grande ville bâtie entre le rocher de Mahabalipouram et cette plage menacée. On ne trouve aucun vestige de cette prétendue cité. Ces prêtres, premiers nés de la création, aiment à reculer toute chose dans les nuages d’un passé merveilleux, à mettre derrière ce qui existe un autre monde, avec lequel ils puissent partager les honneurs d’une antiquité presque divine.

Or, si tous les temples dont nous venons de parler ont cessé de servir au culte, il en existe un fort passable au milieu du village, et c’est là que se préparait la fête annoncée. La plus belle partie de l’édifice est un reposoir supporté par quatre colonnes sveltes et dégagées, hautes de vingt-six pieds et faites d’une seule pierre. Au moment où je quittai le bord de la mer, la lune se leva pleine et rouge, comme un bouclier sortant de sa fournaise, derrière les deux pagodes solitaires ; de petits downis (bateaux de la côte), en attendant la brise de terre, vinrent jeter l’ancre le plus près possible de cette plage sacrée. Les brahmanes remontaient les marches du magnifique étang creusé dans le milieu de l’agraharam ; leurs femmes et leurs filles, après avoir frotté de fiente de vache le sol des maisons, traçaient devant les portes, avec de la craie, le disque et la conque de Vichnou. Des flambeaux brillaient dans la pagode ; ceux qui avaient dormi tout le jour commençaient les cérémonies nocturnes, et moi, fatigué de mes courses, je retournai dans ma grotte, chaude comme une étuve, pour essayer de prendre un peu de repos.

Trois beaux piliers, soutenus par des lions, formaient le péristyle de mon petit palais. Je m’y endormis bientôt, en rêvant à ceux qui l’avaient creusé, il y a deux mille ans, à une époque où l’Europe entière était aussi païenne que la presqu’île de l’Inde, où les druides auraient sans doute immolé sur un dolmen l’étranger que le hasard eût amené au milieu de leurs fêtes. Vers minuit, je fus réveillé par l’éclat strident d’une trompette ; je courus m’accouder, avec quelques gens de basse caste, sur la muraille extérieure de la pagode. Les fleurs du poudja (sacrifice), jetées en cet endroit depuis bien des années, formaient un monceau qui atteignait la hauteur du mur d’enceinte.