Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/946

Cette page a été validée par deux contributeurs.
940
REVUE DES DEUX MONDES.

nopoli, de Madura, de Djaggernath, de Chillambaram, monumens qui portent presque la même date respective : d’abord les grottes, qui, malgré la magnificence du travail, annoncent un culte primitif et encore clandestin ; puis les pagodes, qui, s’élevant au grand jour, attestent un double développement de l’art et un triomphe définitif.

Entre ces ruines plus ou moins vivantes et les murs blancs de la petite ville de Pondichéry, centre de nos excursions dans le nouveau monde du brahmanisme, il y a l’espace de plusieurs siècles. Aussi avons-nous dit quelques mots du passé pour ne pas faire éprouver au lecteur cette sensation de brusque surprise et de fatigue qui saisit le voyageur lui-même quand, au sortir d’une ville presque européenne, il rencontre un monument dont l’aspect inattendu le replonge dans des temps oubliés, pleins de ténèbres épaisses, au milieu desquelles brillent çà et là, comme des points lumineux, les débris d’une société puissante, d’une civilisation avancée.

La pagode de Chillambaram, annuellement visitée par tant de pèlerins, est située à seize lieues au sud de Pondichéry ; en sortant de cette ville, on suit pendant près d’une heure une magnifique allée de tulipiers jaunes, derrière lesquels on aperçoit tantôt des lignes serrées de cocotiers, tantôt des fourrés de bananiers dont les immenses feuilles recouvrent des grappes de fruits jaunissans. Cette route bien tracée rappelle les beaux temps de la domination française, on sent qu’elle menait à une capitale. À la fois voie et promenade, embellie d’ombrages qui ont survécu à la colonie déchue, elle n’est cependant animée ni par le galop des cavaliers ni par le roulement des voitures, comme les chemins qui conduisent aux grandes cités de l’Inde anglaise ; ce qu’on y rencontre, ce sont, au matin, les jardiniers courant vers le bazar, un panier sur la tête ; le soir, les lourds chariots traînés par deux petits bœufs blancs et criant sur l’essieu, qui reprennent après la halte de midi la route de Tandjore.

Parti de bonne heure, aux dernières clartés de la lune et bien avant les premiers rayons du soleil, je suivais, par une nuit tiède et sans brise, la double rangée d’arbres, songeant à cette ville démantelée qui laisse échapper le voyageur par ses rues ouvertes sans lui faire entendre le qui vive d’une sentinelle. Quelques chacals hurlaient dans les taillis qu’on appelle encore, par habitude, le Jardin du Roi ; les chiens parias répondaient à ces cris sauvages par des aboiemens prolongés. Peu à peu les vers luisans se glissèrent sous les feuilles, et au-dessus de moi les étoiles pâlirent ; un souffle léger et