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doute un moindre intérêt que la petite peuplade des Maronites ? Au cas d’une rupture de la paix en Orient, les Serbes joueraient, après les Grecs, le rôle le plus important dans le grand drame du Bosphore. En intéressant l’opinion européenne au sort de ce peuple, notre cabinet se préparerait une intervention aisée pour le jour où l’Angleterre et la Russie voudront enfin se partager ce vieux monde oriental qu’elles couvent depuis si long-temps. Il est vrai que, pour intervenir avec autorité, il faut connaître la cause qu’on veut défendre, et la France, préoccupée d’autres soins, a trouvé commode jusqu’à ce jour d’adopter sans discussion, dans tous les débats gréco-slaves, l’opinion de l’Angleterre ! Par suite de leurs instructions, nos consuls en Serbie ont dû constamment soutenir le parti anti-national, ce qui les a nécessairement placés en état d’hostilité vis-à-vis des indigènes. Ces diplomates auraient un plus beau rôle à jouer, ils pourraient reprendre, en la modifiant, l’œuvre de Davidovitj, et enlever à l’agent du tsar la dictature civile qu’il prétend exercer en Serbie. Mais pour se faire les organes du peuple serbe vis-à-vis de l’Orient et de l’Europe, pour protester contre les envahissemens russes dans un pays auquel des traités solennels reconnaissent le droit de se régir librement, il faudrait que nos agens connussent la langue des indigènes, qu’ils eussent pénétré par leurs études et une longue expérience dans ce qu’on pourrait appeler le mystère organique de ces peuples : à cette condition seulement ils pourraient s’aventurer dans le dédale politique du monde gréco-slave, sans craindre d’en heurter les tendances, sûrs au contraire d’obtenir des populations un concours efficace.

Pour n’avoir point agi ainsi, on a laissé les diplomates russes, autrichiens et anglais, plonger la Serbie dans un triste chaos. Grace à notre ignorance, ces agens ont pu entraîner dans une voie de faiblesse et de ruine une nation qui marchait rapidement à sa régénération. Ainsi nous laissons briser peu à peu en Orient tout ce qui se relève, tout ce qui pourrait contribuer à sauver l’Europe des envahissemens de la Russie, en opposant une digue à ses interventions multipliées. La Russie ne reculera en effet que devant des intérêts indigènes fortement organisés, et elle se réjouit de voir l’Occident ne songer qu’à l’exploitation commerciale de ces peuples dont elle devient peu à peu la seule protectrice politique.


Cyprien Robert.