Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/85

Cette page a été validée par deux contributeurs.
79
DE L’AGRICULTURE EN FRANCE.

que les efforts des ouvriers puissent se combiner, pour que leurs plaintes soient simultanées et unanimes. Les cultivateurs sont isolés, et la tyrannie les prend un à un, sans bruit, sans retentissement, soit qu’elle leur demande leurs enfans, soit qu’elle leur ravisse leur récolte, soit qu’elle s’en prenne à leur conscience. Les grands propriétaires seuls ont la force, l’intelligence, le pouvoir de s’entendre, de se grouper et de former un rempart suffisant pour garantir les droits de tous. En l’absence de grandes fortunes territoriales, les fortunes industrielles, qui continuent à se former, parce que l’industrie, à rebours de l’agriculture, se concentre sans cesse, imposeront des lois peu favorables aux cultivateurs, qui subiront le joug. Le danger est là, et non dans une prétendue aristocratie de propriétaires que l’école qui usurpe le nom de libérale voudrait faire passer sous le niveau, comme si une égalité de faiblesse pouvait être un appui pour la liberté. Selon nous, il serait utile, même à la petite propriété, que la grande propriété qui existe encore pût se sauver. Le saura-t-elle ? le voudra-t-elle ? Nous l’avons dit, qu’elle applique à chaque hectare du vaste domaine un capital égal à celui qu’emploie la petite propriété sur le même espace : alors la grande propriété deviendra productive à l’égal de la petite, et il n’y aura plus intérêt à la briser.

Ce dernier conseil ne sera pas combattu, mais il sera difficilement suivi. Le désir du progrès ne manque ni chez nos petits ni chez nos grands propriétaires, mais il est entravé, chez les uns et chez les autres, d’un côté par le manque de capitaux, de l’autre par une prudence excessive, qualité estimable, utile jusqu’à une certaine limite, et qui me semble caractériser très fortement notre nation. À travers les idées plus ou moins fantastiques que l’on se fait de nous, je ne pense pas que jamais ce trait de caractère ait été assez remarqué, et cependant c’est un de ceux qui opposent le plus d’obstacles à nos succès dans le commerce, dans l’industrie, dans l’agriculture. Le Français, qui expose si facilement, si gaiement, sa vie dans les entreprises les plus difficiles, n’y compromet sa fortune qu’avec la plus grande circonspection ; il semble qu’il craigne moins la mort que la misère. Il n’est pas joueur, ou il veut mettre de petits enjeux avec une chance, même éloignée, de gagner beaucoup, comme à la loterie. Ce sont les hommes qui n’ont que leur courage et leur intelligence qui tentent au loin la fortune ; nos capitalistes n’engagent leurs capitaux qu’autour d’eux, sous leurs yeux, et laissent échapper toutes les occasions de fortune que présentent le commerce et les établissemens éloignés.