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cription des mauvais lieux et l’usage d’un cynique idiome, jusqu’à quel degré d’avilissement l’homme peut descendre, et de quel ignoble limon il est pétri. Il n’est sorte de corruption souterraine et d’obscénité mystérieuse dont il ne se fasse l’écho. Les régions où l’on parle la langue du bagne n’ont plus de secrets pour lui ; il s’est chargé de diminuer la distance qui sépare le monde criminel du monde élégant. C’est presqu’un cours d’éducation à l’usage des lecteurs de livres frivoles ; ils peuvent y apprendre l’art compliqué des effractions et des escalades. Les grands scélérats ont le droit d’être fiers de cette fortune qui leur arrive. Une tribune leur est ouverte, un auditoire de belles dames leur est acquis ! La vogue est à eux, ils semblent l’avoir fixée et ils en abusent ; ils ont des romanciers, ils auront des poètes. Bientôt il ne leur manquera plus qu’une Iliade où éclatent toutes les beautés de l’argot.

Voilà où nous en sommes, grace aux écarts du roman. Naguère il se contentait de tresser des couronnes au vice ; aujourd’hui il élève un piédestal au crime. Qui peut dire où s’arrêtera cette étude des existences exceptionnelles, cette excursion dans les repaires du vol et de l’assassinat ? Comme le meurtrier y devient intéressant ! comme la prostituée y gagne du terrain dans l’opinion ! Le meurtrier a l’instinct profond du devoir ; la prostituée respire cette grace frêle et délicate qui n’échoit qu’aux races privilégiées. Le roman a si bien fait, que ces deux figures n’inspirent plus ni éloignement ni répugnance. On s’y habitue sans peine ; le suffrage des boudoirs adopte une débauche si agréable et un attentat si charmant ! De là aux sombres épisodes et aux expéditions sanglantes il n’y a plus que des nuances et des transitions. On les franchit, et les coups de poignard, le dévergondage hideux, la corruption la plus repoussante, celle de l’enfance, sont acceptés au même titre et accueillis avec la même faveur. L’assassin pose, et le beau monde applaudit ; le malfaiteur a son jour de Capitole, et il y chante un hymne qui ne semble pas près de finir.

Sérieusement, c’est là un des plus douloureux spectacles auxquels une époque puisse assister et un genre de séduction plus dangereux qu’on ne le suppose. Il y a dans le crime on ne saurait dire quelle volupté dépravée dont il ne faut pas réveiller le goût, et la prudence la plus vulgaire conseille de jeter un voile sur les monstruosités exceptionnelles. Toute civilisation a des égouts ; qui ne le sait ? mais un peuple à part les habite, et personne n’est tenu d’en visiter les