Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/80

Cette page a été validée par deux contributeurs.
74
REVUE DES DEUX MONDES.

déterminera la conviction des autres. Sans entrer aujourd’hui dans le fond d’un sujet délicat, et qui demanderait une discussion approfondie, je me bornerai à parcourir rapidement l’ensemble des questions agricoles, afin d’en tirer un programme propre à diriger le gouvernement et les chambres dans le choix des mesures à prendre pour protéger efficacement l’agriculture. Nous prendrons parmi ces questions celles dont la solution est la plus grave et celles qui préoccupent et divisent le plus l’opinion. Au nombre de ces dernières se trouve sans contredit le morcellement progressif de la propriété. Je remarquerai d’abord que la loi ne peut y apporter que trois genres de restriction, l’institution du droit d’aînesse, la création de substitutions et de majorats, la fixation d’une limite dans la subdivision des parcelles. La restauration, qui par politique, plus que par des considérations agricoles, voulait reconstituer et conserver la grande propriété, opta pour le droit d’aînesse. Ce droit était encore vivant dans les souvenirs de la nation, les pères de famille et les aînés l’accueillaient avec faveur ; c’était avoir une majorité certaine parmi ceux qui font la loi, et cependant la mesure qu’on présentait fut repoussée. Mais ce fut l’impopularité du gouvernement qui fit seule échouer la proposition. Qui ne sait, en effet, que le droit d’aînesse existe encore de fait au milieu de nous, quoique avec ce degré d’atténuation que lui impriment, non la volonté des pareils, mais les entraves de la loi ? Il n’est pas de ruse, pas de détour que les pères n’emploient pour grossir la part disponible au profit de leur aîné, et il n’est pas d’effort laborieux qu’ils ne tentent pour lui former un pécule qui puisse le mettre en état de conserver le champ paternel en désintéressant ses frères. Si ce sentiment s’efface au sein de la classe moyenne, qui vit de ses rentes et dont l’industrie pourrait trop difficilement se former un semblable capital, si cette classe paraît céder à la force des circonstances, il n’en est pas de même de nos paysans propriétaires ; chez eux, l’esprit de famille est encore dans toute sa vigueur. Et cependant quel gouvernement voudrait aujourd’hui proposer à la France le rétablissement du droit d’aînesse ? D’abord, selon moi, il tenterait une chose mauvaise, et ensuite ceux même qui s’accommodent le mieux de la pratique s’élèveraient contre la théorie ; le sentiment public, qui ne flétrit point l’injustice du père de famille, ne souffrirait pas qu’elle fût rendue légale. On y verrait le projet de rétablir une aristocratie nouvelle, on y verrait tous les fantômes que l’esprit de parti sait si bien évoquer ; ce serait courir un danger inutile pour obtenir un effet incertain.