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LA SOCIÉTÉ ET LE SOCIALISME.

l’on entend par une association n’aurait à ses yeux qu’une valeur abstraite et passive ; le compagnonnage, au contraire, se produit au soleil, s’agite, s’escrime, a des mots de passe, des gestes mystérieux, des pratiques particulières pour la conduite et l’embauchage, enfin tout un code et presque des rites. C’est la franc-maçonnerie des classes laborieuses : elles y tiennent précisément à cause de ces détails qu’on peut taxer de barbarie ou d’enfantillage. On aurait donc tort de voir là-dedans un acte réfléchi, susceptible de discussion et donnant ouverture à une réforme. L’entraînement, l’exemple, l’habitude, ont fondé le compagnonnage ; le jour où les classes laborieuses chercheront à en peser le mérite, à en raisonner les effets, il sera bien près de finir : tôt ou tard, le bon sens des ouvriers en fera justice.

Il ne faut ni décrier l’ouvrier ni le flatter. En général, on ne garde pas, à son égard, assez de mesure, on ne montre pas assez de justice ; on le place ou trop haut ou trop bas ; on va volontiers à l’extrême, soit qu’on l’exalte, soit qu’on le déprécie. L’ouvrier, pris en masse, a des vertus, des qualités qu’on ne doit pas méconnaître ; il est serviable, désintéressé, dévoué, patient ; il se résigne à une condition précaire avec une philosophie qui ne se rencontre pas dans les classes élevées ; il a le sentiment de l’ordre, et, dans une certaine mesure, celui de la dignité personnelle. Ce qui lui manque, c’est l’esprit de prévoyance, c’est le souci du lendemain. Dans les grands centres industriels surtout, il travaille plutôt par boutades qu’avec suite, et cherche dans les plaisirs du cabaret une triste diversion aux fatigues de l’atelier. Un autre travers de l’ouvrier, c’est une répugnance invincible et involontaire pour ce qui le domine. L’instinct de l’obéissance et de la discipline ne dépasse pas, pour lui, la sphère des devoirs directs : il accepte une hiérarchie dans le travail ; hors du travail, il ne reconnaît plus ni conducteurs ni maîtres. On a pu le voir, dans ce qui touche à la politique, désavouer ceux qui parlaient en son nom et donner le spectacle d’une armée où les soldats dictaient la loi aux généraux. L’ouvrier est ainsi fait : il exige toujours plus qu’on ne peut lui accorder et dépasse le but où l’on essaie de le conduire. Dans l’ordre industriel, cette jalousie, cette inquiétude, se retrouvent. Là, plus le patronage est immédiat, plus il paraît intolérable. L’ouvrier qui s’est élevé au rang d’entrepreneur excite plus de rancunes que celui qui a toujours occupé cette position. Aussi a-t-on vu ces travailleurs parvenus repoussés par leurs anciens camarades quand il s’est agi d’organiser à Paris les conseils de prud’-