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lente et successive de l’homme ; la loi du devoir a élevé l’individu, et par conséquent l’association humaine. Sans doute, cette loi n’a jamais eu une application complète, et bien des infractions en altèrent la vertu. Il n’en est pas résulté, cela est vrai, des sociétés irréprochables ; mais le bien qui s’est produit dans le cours des temps émane de ce mobile, et on ne saurait lui imputer le mal qui couvre encore la terre. L’imperfection de l’homme n’accuse que l’homme ; pour qu’il atteigne l’idéal où il doit aspirer, il ne faut amoindrir ni sa liberté ni sa responsabilité. Il y a plus de respect pour la dignité de sa nature chez ceux qui consentent à le voir malheureux par sa faute et régénéré par l’épreuve d’un combat intérieur, que chez ceux qui lui arrangent un bonheur forcé, pour ainsi dire mécanique, obtenu sans effort, partant sans mérite. La part de l’individu doit être grande dans la direction que prend sa destinée. Si la société en fournit quelques élémens, il appartient à l’homme de se les approprier, de les dompter quand ils sont rebelles, de ne point en abuser quand ils sont favorables.

Dans la pratique, cette confusion est pleine de dangers ; elle autorise une grande partialité envers les faiblesses et les crimes des individus. Le mal n’excite plus dès-lors de haines vigoureuses ; on le regarde comme un produit fatal de la civilisation et excusable à ce titre. C’est ainsi que le sens moral s’affaiblit dans les classes élevées comme dans les classes inférieures. La chimère d’une perfectibilité exclusivement collective ne laisse pas aux vertus privées un rôle suffisamment digne et nécessaire ; elle les traite comme une superfétation, presque comme un préjugé. Le bien peut s’accomplir sans cela ; l’exercice en est facultatif et arbitraire. L’impulsion sociale couvre et transforme tout ; le bon et le mauvais sont emportés, confondus dans une sorte de mouvement fatal et aveugle. Le vice a une excuse ; la vertu n’a plus de sanction. Voilà où aboutit invinciblement tout système qui tend à justifier l’homme aux dépens de la société, et qui sacrifie des garanties réelles à des combinaisons imaginaires. On ne saurait plus évidemment quitter la proie pour courir après l’ombre.

Les censeurs systématiques de la société abondent tous, sciemment ou à leur insu, dans cette déception. En l’accusant outre mesure, ils tendent à la dégrader davantage ; en la chargeant de toutes les iniquités, de toutes les misères, de toutes les douleurs d’ici-bas, ils nous préparent des douleurs, des misères, des iniquités plus grandes. Ils placent l’effort ailleurs qu’il ne faudrait, et, s’abusant