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JOURNAL D’UN PRISONNIER DANS L’AFGHANISTAN.

remit à tomber et continua toute la nuit. On n’avait pu sauver que quatre petites tentes, dont une appartenait au général. On en donna deux aux femmes et aux enfans, et la troisième aux blessés ; mais un nombre immense de blessés resta sans abri et périt pendant la nuit. « De toutes parts, dit M. Eyre, retentissaient des gémissemens et des cris. Nous étions entrés dans une température plus froide encore que celle dont nous sortions, et nous étions sans tentes, sans feu, sans vivres ; la neige était notre seul lit, et pour beaucoup elle fut un linceul. Il est seulement miraculeux qu’un seul d’entre nous ait pu survivre à cette nuit horrible. »

Le 9 janvier, on se remit en marche, mais désormais sans aucun ordre et sans aucune discipline. La désertion commençait à éclaircir les rangs des soldats indigènes. Mahomed-Akbar offrit alors de prendre sous sa garde les femmes et les enfans, promettant de les escorter en suivant l’armée à une journée en arrière. Le général Elphinstone y consentit et donna des ordres pour que toutes les femmes et tous les officiers mariés se préparassent à partir avec un détachement de cavalerie afghane qui les attendait. Laissons encore M. Eyre raconter ces scènes navrantes :

« Jusqu’à ce moment, dit-il, les dames avaient à peine mangé depuis qu’elles avaient quitté Caboul. Plusieurs avaient au sein des enfans nés depuis quelques jours et ne pouvaient se tenir sans être soutenues. D’autres étaient dans un état de grossesse tellement avancé que, dans des circonstances ordinaires, traverser un salon eût été pour elles une fatigue ; cependant ces faibles et pauvres femmes, avec leur jeune famille, avaient été obligées de voyager sur des chameaux ou sur le haut des chariots à bagage ; heureuses celles qui avaient pu trouver des chevaux et qui pouvaient s’en servir ! La plupart étaient restées sans abri depuis leur départ du camp ; leurs domestiques avaient déserté ou avaient été tués, et, à l’exception de lady Mac-Naghten et de Mme Trevor, elles avaient perdu tout leur bagage et n’avaient plus autre chose que ce qu’elles portaient sur elles, encore étaient-ce des vêtemens de nuit avec lesquels elles avaient quitté Caboul dans leurs litières. Dans de pareilles circonstances, quelques heures de plus auraient fait d’elles des cadavres. L’offre de Mahomed-Akbar était donc leur seule chance de salut. Leurs maris, bien vêtus et plus forts, auraient certainement préféré courir la chance des troupes ; mais où est l’homme qui pourrait hésiter entre le soin de sa vie et la pensée de secourir et de consoler par sa présence les êtres qui lui sont le plus chers ? »