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LA LITTÉRATURE ILLUSTRÉE.

dernière déroute des idées, de la science et de l’art devant les marches et les contre-marches de l’industrie. Mais nous saurons comprendre que la librairie, aveugle instrument de sa fortune, n’est pas chargée, à ses risques et périls, de l’enseignement des peuples. Simple et modeste commerce, elle livre au public ce qui lui rend des bénéfices.

Heureusement pour la France et pour le monde, ce duel illogique entre les bons livres et le succès de vente n’existe pas ; la librairie se ruine à multiplier ces publications éphémères qui séduisent un moment l’acheteur, mais qui ne le trompent pas long-temps. Il en résulte néanmoins un immense préjudice pour les œuvres sérieusement pensées, consciencieusement écrites. L’intelligence, tout intelligence qu’elle est, se trouve soumise à des conditions matérielles de diverse nature.

Il y a chez les peuples, quoiqu’à leur insu, quoique sans accord préalable et sans texte écrit, un budget régulier pour toutes leurs dépenses. De même qu’on peut dire que la France consomme à peu près chaque année la même quantité de vins, de blés ou de soieries, elle consomme aussi la même quantité de livres. Il y a une économie collective dans les masses, qui fait que les dépenses sont balancées. Or, il arrive aujourd’hui que, par les commissions, les visites à domicile, les sollicitations de tout genre, les fanfares des annonces, on force la main à l’acheteur ; on s’adresse à sa curiosité plutôt qu’à son esprit. Il ne reste plus au contribuable littéraire d’épargne suffisante pour les œuvres qui instruisent ou qui élèvent la pensée.

Toutes les fois qu’on veut soumettre la littérature aux caprices de la mode, il arrive que la mode passe et que l’exploitation meurt. La librairie se trouve réduite aux terribles éventualités des industries sans écoulement ; son crédit est ébranlé. Les éditions complètes s’empilent sur les éditions antérieures sans avoir cette dernière ressource d’être exportées aux colonies, comme à l’époque de l’empire. Il y a quelques années, les romans étaient soutenus par cette faveur factice qui n’est pas le goût public ; les éditeurs ne se lassaient pas d’en faire imprimer, les cabinets de lecture d’en acheter. Que sont devenues ces générations de romans, plus innombrables que la postérité d’Abraham ? Personne n’en veut plus lire, à plus forte raison posséder. Les romans sont passés dans les journaux ; là on les prend à petites potions, on les lit par désœuvrement ; l’intérêt, suspendu de la veille au lendemain, tient en haleine les pacifiques et indolentes habitudes d’esprit de l’abonné.