Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/652

Cette page a été validée par deux contributeurs.
646
REVUE DES DEUX MONDES.

sement conserver et développer toutes nos traditions de grandeur intellectuelle. La France doit demeurer un atelier des idées, et ne pas déchirer ses titres de noblesse littéraire au milieu des nations, qui n’ont intellectuellement qu’une patrie commune.

Les peuples, comme les individus, n’obtiennent cette supériorité de l’esprit qu’à la condition d’accomplir des œuvres sérieuses. Il leur faut une foi élevée et une conscience inébranlable dans leur travail, et non pas chercher, dans le commerce de l’esprit, à frauder leurs concitoyens et les étrangers. Il faut qu’ils aient l’intention bien avouée à eux-mêmes, bien évidente pour tous, de donner à leurs ouvrages le caractère de l’utilité, de la durée. L’écrivain ne relève que de ses convictions, de ses inspirations ; fausses ou justes, puissantes ou faibles, il ne doit jamais aliéner le droit de les livrer entières à la masse qui les reçoit, qui les juge et qui les classe.

Malheureusement, nos écrivains se sont laissés déposséder du plus glorieux de leurs priviléges, de l’initiative. Ils ne choisissent plus leurs sujets, ils les subissent ; ils ne dirigent plus la pensée publique ; ils se laissent diriger eux-mêmes et enrôler par les spéculateurs. Ainsi s’explique cette décadence toujours croissante de la littérature française ; de là cette multiplication insensée d’œuvres destinées à l’oubli.

Cependant ce sont les seuls coupables de cette grande prévarication de l’intelligence qui gémissent le plus haut du discrédit de la librairie ; ils s’étonnent de ce qu’on ne veut plus acheter de livres nouveaux, et, au lieu d’éditer des livres sérieux, de former ainsi le goût public, ils cherchent au contraire à le tromper en exploitant d’inintelligentes et passagères fantaisies. C’est ainsi que nous avons vu s’accroître, dans une proportion vraiment prodigieuse, cette littérature qu’on ne peut nommer d’aucun nom, qui est aux trois quarts faite par les dessinateurs.

L’industrie ne relève pas de la critique ; il lui est loisible de porter ses capitaux où elle l’entend, de mettre dans la circulation les œuvres qu’il lui plaît d’y jeter. Si la librairie française trouve son intérêt à se transformer en magasin d’estampes et de gravures, nous aurons sans doute le droit de nous plaindre de voir la littérature déposer la première de toutes les souverainetés et marcher à reculons vers la civilisation mercantile de l’Amérique. Nous qui savons que les grands peuples se font par les grandes littératures, que, les esprits une fois affaissés et dégradés, les institutions tombent rapidement ; nous qui croyons qu’Homère n’a pas fait moins pour la nationalité grecque que toutes les victoires d’Athènes, nous pourrons voir à regret cette