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peuple russe. Il lui en faut pour lui et pour ses alliés, pour les maisons qu’il habite et la terre qu’il cultive, pour ses moissons et ses bestiaux, pour tout ce qu’il fait et tout ce qu’il veut entreprendre. Le 6 août de chaque année, les églises sont pleines de pommes et de poires que les prêtres bénissent. Jusque-là aucun vrai croyant n’aurait osé manger un fruit. À peine la cérémonie religieuse est-elle terminée, que tout le monde se précipite sur les corbeilles arrosées par la main du prêtre. Chacun s’en va les poches et les mains pleines, savourant, dévorant ces fruits consacrés. Ce n’est pas une sensualité grossière qui anime toute cette foule, ce n’est pas un hommage qu’elle rend à la païenne Pomone, c’est un sentiment de foi et de piété qui la domine. Le 6 janvier, on bénit les fleuves et les rivières. Le prêtre s’avance en grande pompe sur le rivage, fait faire une ouverture dans la glace, et y plonge par trois fois une croix en récitant des prières. Aussitôt les femmes accourent avec des vases, des seaux pour puiser cette onde consacrée ; les hommes se la disputent et la boivent à longs traits. On se presse, on se heurte, on s’arrache les verres et les bouteilles. C’est une lutte de plusieurs heures, une lutte entre la force et l’adresse, l’audace et l’habileté. Une fontaine de vin coulant sur l’une de nos places publiques un jour de fête nationale ne produirait pas plus de rumeur.

Cette même église, qui bénit tant de choses, a aussi ses heures de malédiction. Il y a un certain jour où, dans la cathédrale de Pétersbourg, au milieu d’une assemblée nombreuse, le chantre de l’église qui a la voix la plus éclatante prononce tour à tour les noms des hérétiques les plus célèbres, les noms des hommes qui ont jeté le trouble et le désordre dans l’empire russe : le nom de Boris Godunow, qui usurpa le trône des tsars ; de Mazeppa, le fougueux chef des Cosaques ; de Pugatscheff, qui se fit passer pour Pierre III, et à chaque nom il jette le cri d’anathème, qui résonne sous toutes les voûtes. L’église est ce jour-là resplendissante de lumières et inondée d’encens comme pour une grande fête. Le métropolitain est à l’autel, revêtu de ses habits sacerdotaux ; un chœur d’enfans répète d’un ton plaintif et mélodieux la sentence d’anathème. À peine cette série de condamnations est-elle terminée, que les prêtres recommencent à bénir le peuple et l’état, et tous les princes de la maison de Romanow, depuis le premier tsar de leur race jusqu’à l’empereur régnant, car la religion grecque est une religion de paix et de mansuétude. Les saints qu’elle vénère le plus sont surtout ceux qui ont vécu dans une humble retraite, construit des couvens, pratiqué les pieuses leçons de la charité chrétienne. Elle a dans ses cérémonies des invocations spéciales pour les saints ermites, et l’évangéliste qu’elle préfère, c’est saint Jean, le disciple bien-aimé de Dieu[1]. Je ne connais qu’un seul grand acte de persécution qu’on puisse réellement attribuer à l’église gréco-russe, c’est celle que

  1. Dans les livres religieux du culte grec, l’Évangile de saint Jean est toujours placé en tête des autres.