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leur robe pour les forcer à voir ses denrées. Le vendeur d’eau-de-vie agitait ses verres et ses bouteilles ; le boucher balançait fièrement son grand couteau et offrait à tout venant un quartier de bœuf ou de mouton. C’était un tumulte, un tourbillon de gens de tout âge et de toute classe, religieuses en robe noire, paysannes aux longs cheveux flottant sur les épaules, pauvres en haillons, femmes du monde coquettement parées ; un mélange de cris et de paroles au milieu duquel on entendait tout à coup retentir l’horloge du cloître, vibrant comme une voix austère pour rappeler à cette foule insouciante la fuite du temps et la pensée de Dieu.

En me mêlant avec mes compagnons de voyage à cette cohue bruyante, j’aperçus au milieu des magasins d’images et de médailles une boutique de libraire où l’on vendait une traduction de Shakspeare et quelques-uns de nos romans du xviiie siècle, ce qui me sembla bien profane pour un tel lieu. Des groupes de bohémiennes plus profanes encore s’en allaient çà et là en vraies mécréantes, sans faire un signe de croix, sans murmurer une seule prière, épiant une occasion de larcin, et jetant quelquefois sur leur passage, par le murmure de leur voix ou l’éclair de leurs sombres prunelles, d’affreux sortiléges. L’une d’elles m’arrêta et voulut absolument me dire la bonne aventure. Elle était jeune et belle, et je me trouvais déjà très heureux de contempler la coupe gracieuse de sa figure légèrement bronzée, ses grands yeux noirs pétillant sous de longs cils, ses boucles de cheveux qui s’échappaient des plis d’un foulard trop étroit pour les contenir, et sa taille élégante, dont un tartan, jeté négligemment sur l’épaule, ne dérobait qu’à demi les légères proportions. Je lui abandonnai donc très facilement ma main ; elle la retourna, la regarda, consulta une vieille sorcière qui l’accompagnait et lui servait sans doute de guide dans cette belle science de la divination ; enfin elle m’annonça le plus charmant avenir. Le moyen après cela que je ne sois pas parfaitement heureux ? C’est la plus jolie fille de Bohême qui s’est portée garant de ma fortune, et il ne m’en a coûté qu’un rouble pour entendre prononcer par une voix si douce une si riante prédiction.

Le lendemain, les cloches sonnèrent dès le matin. Le carillon tinta gaiement dans toutes les coupoles. Au lever du soleil, nous vîmes se dérouler autour de nous une vaste plaine, coupée par de légères collines, parsemée de groupes d’arbres et d’habitations champêtres. Dans un affaissement de terrain est la petite ville de Troïtza, composée presque tout entière de magasins et d’hôtelleries, vivant du passage des pélerins, comme Baden ou Bagnères du séjour des baigneurs. Au centre de la cité s’élèvent les remparts du couvent, ces fiers remparts qui n’ont guère que cinq pieds d’épaisseur et qui ont soutenu pourtant deux siéges opiniâtres. Ils ont quatre à cinq toises de haut, et sont traversés au dedans de leur enceinte par deux galeries couvertes. C’était là que la troupe des religieux se rassemblait au temps des Polonais pour lancer sur ses adversaires les dards acérés et les balles ardentes ; c’est là que, dans les jours pacifiques, les moines vont se promener dans l’intervalle des offices. Au-dessus de cette barrière illustrée par deux vic-