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LA RUSSIE.

utile instruction et d’un sage développement. Ils reconnaissaient de bonne foi la barbarie du passé, les imperfections du présent, et regardaient avec confiance l’avenir.

À vingt werstes de Troïtza, nous mîmes pied à terre et nous entrâmes dans une grotte creusée, il y a quelques années, au sein d’une colline par un moine d’un couvent voisin. Le pauvre religieux s’était imposé ce labeur comme une punition. Il sortait le soir de son cloître, et venait toute la nuit bécher, creuser, charrier le sable et la terre. Il a lui-même ouvert cette demi-douzaine de galeries souterraines, qui s’entrelacent, se croisent comme les allées d’un labyrinthe ; il a porté sur son dos les pierres nécessaires pour les affermir, maçonné leurs parois, élevé leurs voûtes, et il accomplissait cette étonnante tâche le corps chargé d’une ceinture de fer que nous pouvions à peine soulever. Son travail achevé, le religieux est mort, tout tremblant encore de n’avoir pas vécu d’une vie assez austère et murmurant d’une voix inquiète une parole de pénitence. Sa grotte est maintenant en grande vénération. Sa lourde ceinture a été suspendue à la muraille à côté de la crosse en bois sur laquelle il s’appuyait dans ses vieux jours. Des images de saints et de la Vierge ornent le fond des galeries. Tous les pélerins qui vont à Troïtza s’arrêtent là avec un sentiment de piété ; un moine les attend à la porte, et les conduit avec un flambeau de souterrain en souterrain. On se prosterne devant chaque image, et on laisse, en s’en allant, tomber quelque pièce de monnaie dans le tronc de la charité. Le bon moine, en travaillant ainsi pour son salut, s’est rendu utile à ses frères. Il n’est personne qui, en parcourant sa sombre retraite, n’y laisse une pieuse offrande ou un témoignage de son admiration pour une telle œuvre de foi et de patience.

Le soir, nous arrivâmes à Troïtza. La grande place qui touche aux murs du couvent était couverte de tentes, de boutiques en planches, d’échoppes portatives. On dirait la place de Leipzig à la foire de Pâques. Seulement ces tentes et ces échoppes ne sont pas remplies, comme celles de Leipzig, des plus belles productions de l’industrie allemande et française. On n’y trouve que des étoffes communes, des ustensiles de ménage, des étalages de boulanger et de boucher, et des amas de jouets en bois et en carton, pour que les enfans emportent aussi un doux souvenir de Troïtza. Les prières des chapelles venaient de finir quand nous traversions la grande place, le cloître était fermé, et les allées pratiquées entre les boutiques, les rues voisines, la plaine entière, étaient inondées de pélerins, les uns assis par terre, comme une famille nomade, sous un lambeau de toile posé sur un piquet, d’autres savourant un verre d’eau-de-vie ou une tasse de thé dans une taverne ouverte à tous les vents ; ceux-ci regardant avec une sainte avidité les images en bois et en porcelaine qui représentent les miracles de saint Serge ou de saint Nicolas, ceux-là s’arrêtant de préférence devant les tables chargées de fruits et de légumes. Une foule bigarrée errait au milieu de ces richesses terrestres et marchait de tentation en tentation. Le marchand, debout devant sa boutique, haranguait les passans, et les tirait par les pans de leur habit ou les plis de