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mère, demandant peut-être, comme ceux des croisades, à chaque village qu’ils aperçoivent si ce n’est pas là Jérusalem la sainte. En même temps une longue file de voitures lourdes, grossières, s’avancent péniblement sous le poids de nombreux pèlerins, et d’élégans landaus, de riches berlines emportent au grand trot de quatre vigoureux alezans quelque noble couple dans l’enceinte sacrée du monastère. On dirait une migration de tribus. Les pauvres prient le long de la route et font des signes de croix devant chaque chapelle. Les riches se bercent mollement sur leurs coussins élastiques et parlent du dernier roman qu’ils ont lu, de l’exposition du Louvre, des eaux de Carlsbad ou du chant des bohémiennes. Les pauvres sont en vérité partout les uniques enfans de Dieu. Les riches ne s’occupent des saints et de l’église que lorsque la fantaisie leur en vient, ou lorsque certaines convenances leur en font une loi. De temps à autre, les fidèles piétons qui marchent pieds nus et tête nue sur un sol rude et sous un soleil ardent, tendent une main suppliante vers l’équipage du riche, qui leur jette en courant quelques kopeks et se replonge avec délices dans le sentiment de son bien-être.

Nous traversâmes des villages de serfs pareils à ceux que j’avais vus en venant de Pétersbourg à Moscou ; nous entrâmes dans de vastes auberges où le service de la cuisine est réduit à sa plus simple expression. Il est convenu que les voyageurs auront soin de se pourvoir eux-mêmes de tout ce qu’il leur faut. Le maître du caravansérail leur fournit seulement la table, les chaises, au besoin de l’eau chaude pour faire du thé, et quelques tasses ébréchées. Exiger davantage serait une prétention exorbitante. Les pauvres qui ne craignent pas d’entrer dans la salle puante occupée par la famille de l’aubergiste peuvent prendre leur part, les jours gras, d’une épaisse soupe aux choux, espèce d’olla podrida composée des élémens les plus substantiels, et, les jours maigres, acheter pour quelques kopeks des tartines de pain noir couvertes d’un beurre rance, ou des queues de poissons séchées. Les lois de l’abstinence s’observent ici rigoureusement, et le vendredi ou le samedi on n’obtiendrait pas à beaux roubles comptans, dans une de ces auberges, une aile de poulet, à supposer qu’il y en eût.

Nos chevaux reposés, notre dîner fini, nous remontâmes aussitôt dans notre voiture. Mes trois compagnons de voyage me charmaient par leur entretien. Je ne me lassais pas de les interroger sur l’histoire, sur les mœurs, sur la littérature de leur patrie, et ils répondaient à toutes mes questions avec une complaisance infatigable et une lucidité parfaite. Quelquefois notre causerie errait d’une contrée à l’autre, des institutions de la Russie à celles de la France, et ils parlaient de notre pays avec une grande justesse de raisonnement et une vive sympathie. Vrais Russes de cœur, dévoués avec amour à leur patrie, à sa religion, à ses lois, ils n’en dissimulaient pourtant pas les vices et les défauts ; mais ils voyaient le progrès descendre peu à peu des régions de la haute société dans l’esprit du peuple, adoucir ses mœurs, combler les lacunes de l’ancienne législation, répandre de toutes parts les germes d’une