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LA RUSSIE.

rent le soir, accablés de fatigue, sous les murs de Moscou. Une main invisible leur avait dérobé l’église de Saint-Serge et les avait égarés dans les plaines de neige. Nul autre régiment, après celui-ci, n’osa recommencer cette difficile tentative.

Tant de merveilles ne se sont pas opérées à Troïtza sans éveiller dans le cœur des souverains ces sentimens de piété fastueuse qui se manifestent par des actes de munificence. Ceux-ci ont agrandi ses domaines, ceux-là lui ont donné à pleines mains, comme des rois d’Orient, des perles et des rubis. Au xve siècle, le couvent de Saint-Serge, naguère encore si pauvre et si obscur, était propriétaire et maître de plus de cent mille paysans. Un ukase de Catherine II l’a dépossédé de cette propriété ; mais il lui est resté des maisons, des fermes, des enclos, et en comptant le produit de ses terres et des offrandes des pèlerins on évalue le revenu annuel du cloître à environ 300,000 fr.

Rester à Moscou sans aller à Troïtza, c’est rester à Naples sans monter au Vésuve, à Londres sans descendre sous les voûtes du Tunnel, à Stockholm sans gravir les sentiers pittoresques du Mosebacken. Troïtza est le premier nom que les Russes citent aux voyageurs et l’un des premiers édifices qu’ils lui signalent après le Kremlin. « N’irez-vous pas à Troïtza ? me dit un de ces bons Moscovites qui s’était fait avec une parfaite gracieuseté mon cicérone. — Oui, sans doute, j’y pense depuis que je suis ici. » Et le lendemain il arrivait à la porte de mon hôtel avec une large voiture à six chevaux, un postillon en tête, un cocher sur le siége, deux de ses amis à côté de lui, et les coffres remplis de verres, d’assiettes, de provisions de toute sorte. « Que dirait l’humble saint Serge, lui demandai-je, s’il nous voyait aller ainsi en pèlerinage à son couvent, avec ces bouteilles de vin de Champagne et ces pâtés de Moscou ? — Saint Serge, me répondit-il avec l’accent de l’humilité chrétienne, était un homme de Dieu, et nous autres nous ne sommes que de pauvres gens du monde assujétis encore aux besoins matériels ; d’ailleurs, quand vous entrerez dans nos auberges, vous verrez que nous n’avons pas pris une précaution tout-à-fait inutile. »

Nous voilà donc roulant vers Troïtza par une large chaussée, que l’on compte au nombre des belles routes de Russie, ce qui me donna une terrible idée des autres, car à chaque instant nous étions ballottés d’ornière en ornière. Mais si les ingénieurs n’ont pu vaincre les aspérités, ni aplanir les ondulations de cette prétendue chaussée, la piété en a fait un des chemins les plus animés qui existent. Tous les jours, la route de Troïtza est sillonnée par des flots de pèlerins, des familles entières qui s’en viennent de cent ou deux cents lieues portant le havresac sur l’épaule et s’arrêtant de distance en distance au bord d’un ruisseau pour faire leur modeste repas et prendre un peu de repos. Les femmes marchent pieds nus, un léger mantelet de laine gris sur la tête, un ruban sur les cheveux. Des vieillards à longue barbe s’appuient sur leur bâton et ressemblent de loin à des patriarches, tant ils ont l’attitude imposante et la figure vénérable. Des enfans courent à côté de leur