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qui est à l’ame comme un crépuscule : ce n’est plus la nuit, ce n’est point encore le jour. Enfin, poursuivie par un vague sentiment de la réalité, elle ouvrit les yeux de nouveau, et, comprenant cette fois que ce n’était point un songe, elle tomba dans les bras de Joseph et ne s’en arracha que pour appeler dans les siens son oncle l’amiral et son oncle le colonel. À George, pas un mot, pas un geste, à peine un regard, mais aux trois autres les caresses les plus folles et les plus tendres baisers. Cependant une sourde inquiétude grondait encore au fond de son bonheur. Tout à coup sa figure se rembrunit : Jeanne se tourna vers Christophe, et, d’une voix tremblante :

— Mon oncle, s’écria-t-elle, vous m’aviez dit qu’il n’était plus libre ?

— Je t’ai dit la vérité, répliqua Christophe avec un fin sourire.

— Mon oncle, vous m’aviez dit qu’il était marié ?

— Oui, s’écria Christophe, et voici sa femme, ajouta-t-il en couvrant de baisers la tête de la belle enfant.

Les quatre frères avaient décidé entre eux que leur nièce n’apprendrait qu’à l’heure de son mariage toute la vérité. Il plaisait à George de prolonger un mystère qui lui permettait de se sentir aimé pour lui-même ; d’une autre part, il ne déplaisait point aux trois oncles de paraître n’avoir cédé qu’aux vœux de leur nièce, et de la laisser un peu croire à leur désintéressement.

— Je n’ai point de patrie, disait George.

— Vous avez la France, répondait Jeanne ; aviez-vous donc rêvé une patrie plus belle ?

— Je n’ai point de fortune, ajoutait-il.

— Ingrat ! disait Jeanne en souriant.

— Je n’ai point de famille.

— Vous oubliez mes oncles.

— Songez que je n’ai point de nom.

— George ! disait Jeanne en lui fermant la bouche avec sa main.

— Puisque tu l’as voulu, s’écria Jean, il a bien fallu te le donner, ce sir George !

— T’avons-nous jamais rien refusé ? dit Christophe.

— Oh ! vous êtes bons, s’écria Jeanne en les attirant sur son cœur.

On eût dit que le ciel avait pris pitié de la tendresse et de l’égoïsme de ces deux hommes et de Joseph lui-même, en combinant les évènemens de telle sorte que Jeanne pût se marier sans changer de toit, de nom et de famille. Nous sommes toutefois obligé d’ajouter que Christophe et Jean ne s’accommodèrent pas avec un bien vif enthou-