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parée et non pas votre amour. Je n’ai dû qu’à votre vanité vos caresses et vos présens. Il ne vous a plu d’embellir ma jeunesse que pour animer votre maison, égayer vos loisirs. Encore à cette heure, ce n’est point votre affection qui tremble de me perdre, c’est votre égoïsme qui se révolte et qui s’indigne à l’idée que ma destinée pourrait ne plus se borner à charmer vos journées oisives. Et c’est moi que vous accusez de cruauté et d’ingratitude ! Si je pouvais vous ouvrir ce cœur, vous y verriez, hommes sans pitié, que je vous associais avec joie à tous mes rêves de bonheur. Quand je serais ingrate, d’ailleurs ! s’écria-t-elle avec désespoir. Est-ce ma faute, à moi, si dans votre Coät-d’Or on se meurt de tristesse et d’ennui ? Est-ce ma faute, si vous n’êtes pas à vous trois le monde entier et la vie tout entière ? Que me font vos parures, vos diamans, vos bijoux, si je ne dois être jeune et belle que pour les goëlands de ces rivages ! Mes oncles, prenez-y garde ! j’ai de votre sang dans les veines. Vous m’avez appelée Vaillance : je suis fille à vous prouver tôt ou tard que j’étais digne de me nommer ainsi.

— Mais, malheureuse égarée ! s’écria Christophe, inspiré par le diable ; tu ne vois donc rien, tu ne comprends donc rien ! Le mystère dont s’enveloppait sir George, la mélancolie de ce jeune homme, sa répugnance à nous entretenir de sa vie et de sa personne, tout cela ne t’a donc rien dit ? Il ne t’est donc jamais arrivé de penser que sir George n’était plus libre, et qu’il était marié peut-être ?

Ce fut pour Jeanne une horrible lueur. Elle se leva, fit quelques pas, poussa un cri d’oiseau mortellement atteint, et tomba sans vie dans les bras de Joseph, qui s’était approché pour la recevoir.

— Ah ! s’écria Joseph, le remède est pire que le mal ; vous avez tué notre enfant ! Et puis, c’est un mensonge, Christophe ; Dieu ne permet le mensonge dans aucun cas.

— Un mensonge ! qu’en savons-nous ? dit Christophe ; c’est peut-être la vérité.

— Au fait, ajouta Jean, ces Anglais sont capables de tout.

On porta Jeanne dans sa chambre. À l’évanouissement succéda une fièvre ardente. Le délire s’ensuivit, et l’on dut craindre pour ses jours. Ce fut Joseph qui la veilla, car il était le seul que la jeune malade voulût souffrir à son chevet. Elle repoussait les deux autres avec horreur. Qui pourrait exprimer le désespoir de Christophe et de Jean ? Surtout qui pourrait dire les remords du pauvre Joseph ? — Ah ! misérable, s’écriait-il la nuit, agenouillé près du lit de sa nièce et tenant dans ses mains les mains brûlantes de l’enfant ; c’est moi qui