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deux seulement furent tués, nous réjouit fort par une foule d’incidens burlesques. Les picadores, costumés en Turcs de carnaval, avec des pantalons de percale à la Mameluck, des vestes soleillées dans le dos, des turbans en gâteau de Savoie, rappelaient à s’y méprendre les figures de Mores extravagans que Goya ébauche en trois ou quatre traits de pointe, dans les planches de la Toromaquia. L’un de ces drôles, en attendant son tour de faire le coup de lance, se mouchait dans le coin de son turban avec une philosophie et un flegme admirables. Un barco de vapor en osier, recouvert de toile et monté par un équipage d’ânes, vêtus de brassières rouges et coiffés tant bien que mal de chapeaux à trois cornes, fut poussé au milieu de l’arène. Le taureau se rua sur cette machine, crevant, renversant, jetant en l’air les pauvres bourriques de la façon la plus drôle du monde. Je vis aussi sur cette place un picador tuer le taureau d’un coup de lance, dans le manche de laquelle était caché un artifice dont la détonation fut si violente, que l’animal, le cheval et le cavalier tombèrent à la renverse tous les trois, le premier parce qu’il était mort, les deux autres par la force du recul. Le matador était un vieux drôle, vêtu d’une souquenille usée, chaussé de bas jaunes, trop à jour, ayant l’air d’un Jeannot d’opéra-comique ou d’une queue rouge de saltimbanque. Il fut renversé plusieurs fois par le taureau, auquel il portait des estocades si mal assurées, que l’emploi de la media-luna devint nécessaire pour en finir. La media-luna, comme son nom l’indique, est une espèce de croissant emmanché d’une perche et assez semblable aux serpes à tailler les grands arbres. On s’en sert pour couper les jarrets de l’animal, que l’on achève alors sans aucun danger. Rien n’est plus ignoble et plus hideux ; dès que le péril cesse, le dégoût arrive ; ce n’est plus un combat, c’est une boucherie. Cette pauvre bête, se traînant sur ses moignons, comme Hyacinthe des Variétés lorsqu’il représente la naine, dans la sublime parade des Saltimbanques, offre le spectacle le plus triste qu’on puisse voir, et l’on ne désire qu’une chose : c’est qu’elle retrouve assez de force pour éventrer d’un coup de corne suprême ses stupides bourreaux.

Ce misérable, matador par occasion, avait pour industrie spéciale de manger. Il absorbait sept ou huit douzaines d’œufs durs, un mouton tout entier, un veau, etc. À voir sa maigreur, il faut croire qu’il ne travaillait pas souvent. Il y avait beaucoup de monde à cette course : les habits de majo étaient riches et nombreux ; les femmes, d’un type tout différent de celles de Cadix, portaient sur la tête, au