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VAILLANCE.

être tenté de m’y agenouiller aussitôt et de la baiser avec attendrissement en la nommant ma mère.

— Cette contrée mystérieuse dont nous nous ressouvenons, ce n’est point ici-bas que nous devons la chercher, sir George, dit avec gravité la jeune fille, qui se rappelait les pieuses leçons de Joseph.

— Enfant, vous dites vrai, ajouta George avec tristesse ; les malheureux et les exilés n’ont point de patrie sur la terre.

Jeanne comprit qu’il y avait un secret douloureux dans la destinée de son hôte. Elle n’osa point l’interroger ; mais leurs regards se rencontrèrent, et, lorsqu’ils rentrèrent au Coät-d’Or, un lien invisible existait déjà entre ces deux ames.

La présence de sir George donna une vie nouvelle au château. Les repas devinrent plus animés ; les conversations abrégèrent, en l’égayant, le cours des soirées. Sir George avait beaucoup voyagé, beaucoup vu, beaucoup observé. Sous un flegme apparent, sous un fonds de tristesse réelle, il cachait un cœur prompt à l’enthousiasme, un esprit facile et parfois enjoué. Pour employer les expressions énergiques de Christophe, c’était un Français cousu dans la peau d’un Anglais. Chez lui toutefois, l’expansion et la gaieté étaient tempérées par une longue habitude de réserve et de mélancolie. Il ne parlait jamais de lui, se mettait rarement en scène ; mais il racontait avec charme ses voyages en lointains pays. Quoique jeune encore, il avait navigué dans toutes les mers et doublé tous les continens ; les glaces de la Norvége, les rives du Bosphore et les bords de l’Indus lui étaient aussi familiers qu’à Jeanne les falaises de l’Océan qui s’étendent du Coät-d’Or à Bignic. Il connaissait le monde ancien aussi bien que le nouveau monde ; il avait visité les ruines de la vieille Égypte et les forêts de la jeune Amérique. Il disait en poète ce qu’il avait vu, ce qu’il avait senti ; à tous ces récits, le nom d’Albert se mêlait sans cesse, et Jeanne écoutait, comme suspendue aux lèvres de l’étranger.

Puis venaient les vieilles querelles de la France et de l’Angleterre. C’était surtout sur ce terrain que Christophe et Jean se plaisaient à attirer leur hôte. Sir George soutenait noblement l’honneur du pavillon britannique, mais on pouvait deviner que son cœur était pour la France. Il en aimait toutes les gloires, il en respectait tous les malheurs, et presque toujours, à leur grand désappointement, Christophe et Jean trouvaient en lui un complice au lieu d’un adversaire. Sir George apportait dans toutes ces discussions une élégance de formes, une élévation d’idées et une éloquence chevaleresque qui