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VAILLANCE.

votre frégate se seraient rencontrés voici vingt-cinq ans : c’est à peine alors si vous étiez né. Capitaine de frégate, à votre âge ! vous n’avez pas perdu votre temps. Et vous vouliez mourir, jeune homme ! En vérité, c’eût été dommage, car, pour peu que vous continuiez, vous serez amiral à trente ans.

Sir George ne répondit d’abord que par un pâle sourire ; puis il conta dans tous ses détails l’histoire du sinistre qu’il venait d’essuyer. Chargé de protéger les intérêts du commerce anglais sur les côtes de France, il avait été surpris, la veille, par un coup de vent furieux qui, après lui avoir fracassé sa mâture, l’avait jeté sur les haut-fonds semés de rescifs et de bancs de sable qui le séparaient du rivage. Il avait tiré le canon toute la nuit. Vers le matin, un peu avant le lever du jour, comme le bâtiment menaçait à chaque instant de s’entr’ouvrir, on avait mis le canot à la mer ; tout l’équipage, peu nombreux d’ailleurs, s’y était précipité, et lui-même se préparait à y descendre, lorsque l’embarcation avait été violemment emportée par les vagues. Aux cris de détresse qui s’étaient tout à coup élevés sur les flots, puis au silence de mort qui les avait suivis, sir George avait compris que le canot avait chaviré, et que c’en était fait de ses marins et de ses amis.

— Oui, s’écria-t-il, je voulais mourir, et, à cette heure encore, dussiez-vous m’accuser d’ingratitude, je regrette que vous m’ayez sauvé ! Je voulais mourir, puisque tous les miens avaient péri et que je ne devais plus revoir mon cher Albert, la meilleure partie de moi-même. Je voulais que la mer, qui l’avait englouti, me servît de tombeau, et mon navire de cercueil. Hélas ! c’était mon premier commandement, ajouta-t-il en rougissant d’une noble honte. J’aimais ma frégate comme on aime une première amante ; elle était pour moi comme une jeune et belle épouse. Il m’eût été doux de périr avec elle.

— Ce langage me plaît, dit Jean, et vous êtes un brave jeune homme, ajouta-t-il en lui tendant la main par-dessus la table. Quant à votre gouvernement, merci ! c’est une autre affaire ; nous en reparlerons.

— Buvez un coup ! s’écria Christophe en lui remplissant son verre ; il en est des frégates comme des amantes et des épouses : pour une perdue, on en retrouve dix.

— Cet Albert était votre frère ? demanda la jeune fille avec un curieux intérêt.

— Il était mon ami. Les mêmes goûts, les mêmes sympathies, les mêmes ambitions nous avaient rapprochés dès l’enfance. Nous avions