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VAILLANCE.

cela se voit tous les jours et peut arriver au premier amiral de France ou d’Angleterre ; on n’est pas déshonoré pour si peu. L’Océan est notre maître à tous ; c’est un mauvais coucheur qui, au moment où on y pense le moins, vous jette brutalement dans la ruelle du lit. Je vous affirme, moi, que vous êtes un homme de cœur, et si nous nous étions rencontrés, voici quelque vingt-cinq ans, sur la mer que voici, à portée du boulet, vous sur votre frégate et moi sur le brick la Vaillance, je vous jure que nous nous serions dit bonjour d’une singulière façon.

Christophe ajouta quelques mots pour l’engager à venir au Coät-d’Or ; mais l’étranger ne paraissait pas entendre ce qu’on lui disait. Debout, les bras croisés sur sa poitrine, il se tenait immobile, les yeux attachés sur sa frégate, que les flots continuaient de battre à coups redoublés. Il resta long-temps ainsi, sans qu’il fût possible de l’arracher à ce spectacle déchirant. Enfin, sous les assauts incessans de la lame, le corps du navire craqua, s’entr’ouvrit, et, en moins de quelques secondes, les vagues roulèrent sans obstacle sur la place qu’il avait occupée. L’officier pressa sa poitrine avec désespoir, et des larmes silencieuses roulèrent le long de ses joues.

Par un brusque mouvement de pitié, Jeanne et Joseph lui prirent chacun une main. Il abaissa un regard triste et doux sur la jeune fille, puis, sans rien dire, il lui offrit machinalement son bras et se laissa emmener comme un enfant.

On s’achemina vers le Coät-d’Or. Jean et Christophe marchaient en avant ; Jeanne les suivait, appuyée sur le bras de l’officier anglais. Joseph était resté sur la grève pour s’occuper des cadavres que la mer y avait jetés. Le trajet fut silencieux. Une fois dans le salon : — Monsieur, dit Christophe en s’adressant à l’étranger, vous êtes en France, sur les côtes de Bretagne, dans le château des trois frères Legoff. Voici Jean ; je suis Christophe ; le troisième veille sur vos morts ; cette belle enfant est notre nièce bien-aimée. Je ne vous aurais pas sauvé à votre corps défendant que nous n’en serions pas moins disposés à remplir vis-à-vis de vous tous les devoirs de l’hospitalité. Veuillez donc regarder cette maison comme la vôtre, et croire que nous ne négligerons rien pour vous aider à supporter le malheur qui vous a frappé.

— Vous êtes notre hôte, ajouta Jean.

— Nous sommes vos amis, dit Jeanne.

— Nobles cœurs ! généreuse France que j’ai toujours aimée ! s’écria l’étranger d’une voix attendrie en portant à ses lèvres les doigts de la jeune fille.