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à ses gestes ; il jure comme un damné ; je ne l’entends pas, mais je le parierais. — Bon ! il s’élance sur le pont de la frégate, — il prend l’officier à bras le corps, — l’enlève comme une plume et le jette dans la chaloupe, — à son tour il y descend. Que Dieu protége leur retour !

Le retour fut rapide. Le vent et la mer poussaient l’embarcation vers la côte. Lancée par la vague comme une flèche par un arc de fer, elle vint, en moins de quelques minutes, labourer le sable de la plage. À peine Christophe eut mis pied à terre, que Jeanne lui sauta au col et l’embrassa à plusieurs reprises.

— Je suis fière de vous, lui dit-elle avec un sentiment d’orgueilleuse tendresse dont Jean et Joseph purent être un instant jaloux.

— Il n’y a pas de quoi, répondit Christophe, qui pensait n’avoir rien fait que de simple et de naturel. Nous sommes arrivés trop tard et n’avons pu en ramener qu’un seul ; encore, mille tonnerres ! ce n’aura pas été sans peine, car ce diable d’homme avait décidé qu’il périrait avec sa frégate. Cet enragé a fait plus de façons pour se laisser sauver qu’on n’en fait généralement pour se laisser conduire à la mort. Enfans, ajouta-t-il en s’adressant aux marins qui l’avaient assisté, vous allez nous suivre au château, où l’on aura soin de vous. — Puis, se tournant vers l’officier anglais, il s’apprêtait à l’interpeller, mais il resta muet et respectueux devant la douleur de cet homme.

L’étranger contemplait d’un air sombre les cadavres que la mer avait jetés sur la grève. Il allait à pas lents de l’un à l’autre et les appelait par leur nom. Il en avait nommé plusieurs, quand tout d’un coup il en reconnut un dont la vie sans doute lui avait été particulièrement chère, car aussitôt qu’il l’aperçut, il s’agenouilla près de lui avec un morne désespoir et demeura long-temps à lui parler, comme si le mort avait pu l’entendre.

Tous les témoins de cette scène étaient profondément émus.

— Infortuné ! dit Jeanne ; il pleure un frère ou un ami.

— Oui, dit Christophe, qui entendait un peu l’anglais, il l’appelle son frère, son ami, son cher et malheureux Albert. Ç’a beau être des Anglais, c’est égal, ça vous brise l’ame… Allons, milord, ajouta-t-il en s’approchant de l’officier, vous verseriez toutes les larmes de votre corps que vous ne rendriez pas ces braves gens à la vie. C’est un malheur, mais vous n’y pouvez rien, et, en fin de compte, vous avez fait votre devoir. Je vous tiens pour un homme d’honneur, pour un brave et loyal marin, et, s’il en est besoin, j’irai témoigner pour vous devant le conseil de l’amirauté britannique. Que diable, milord, ayez du courage ! on fait naufrage, on échoue, on perd son navire,