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puisèrent avidement à ces sources enivrantes. Ils y perdirent l’un et l’autre la sérénité de leur ame. Bien qu’il eût laissé depuis long-temps derrière lui les rapides années de la jeunesse, Joseph avait le cœur aussi jeune que celui de sa nièce ; l’innocence et la chasteté avaient conservé dans son bouton virginal la fleur du printemps de sa vie. Ainsi, jusqu’à présent, ces deux cœurs étaient au même point et s’ignoraient encore ; ce furent les mêmes influences qui hâtèrent la floraison de l’un et décidèrent le tardif épanouissement de l’autre.

À la lecture de ces poèmes étranges qui ne ressemblaient en rien à ceux qu’ils avaient lus déjà, à ces lectures passionnées faites en commun, assis l’un près de l’autre, le jour sur le sable fin et doré des baies solitaires, le soir à la lueur de la lampe, Joseph se troubla. Que se passa-t-il en lui ? Dieu seul a pu le savoir. Pour Jeanne, elle devint tout à coup inquiète, rêveuse, agitée, passant tour à tour d’une folle gaieté à une sombre mélancolie, sans qu’elle pût se rendre compte de sa joie ou de sa tristesse. Bientôt elle se demanda si le monde finissait à l’horizon, si Bignic était la capitale de l’univers, et si sa vie devait s’écouler tout entière sous le toit enfumé du Coät-d’Or. Vainement ses oncles, pour la distraire, redoublèrent autour d’elle de tendresses et de soins ; elle s’irritait de leurs soins et de leurs tendresses. Joseph assista silencieusement à ces premiers troubles du cœur et des sens qui s’éveillent ; long-temps il fut seul dans le secret de cette ame qui ne se connaissait pas elle-même. Cependant, à la longue, éclairés par leur égoïsme plutôt que guidés par la délicatesse de leurs perceptions, Jean et Christophe arrivèrent à leur tour à confusément entrevoir la cause du mal qui tourmentait leur nièce. Joseph n’en avait saisi que le côté poétique et charmant ; natures moins élevées et médiocrement idéales, Christophe et Jean en saisirent le côté physique et réel. Ces avares comprirent enfin que le trésor qu’ils avaient enfoui dans leur demeure pouvait leur échapper d’un jour à l’autre ; ils comprirent que l’oiseau qu’ils avaient mis en cage avait grandi, qu’il avait des ailes, et qu’au premier cri de quelque oiseau voyageur qui l’appellerait dans les plaines de l’air, il s’envolerait à travers les barreaux de sa prison dorée. En un mot, pour nous servir d’un langage moins figuré et plus en rapport avec les idées des deux oncles, ils découvrirent que l’enfant avait seize ans, et qu’un jour viendrait inévitablement où il faudrait songer à la marier.

Or, ils ne se dissimulaient pas que marier Jeanne, pour eux, c’était la perdre. Ils se rendaient justice mutuellement. Jean se disait qu’un