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et de son esprit. Les deux premiers la bercèrent avec de belliqueux récits ; le troisième lui inspira le goût de l’étude et des arts. Christophe la familiarisa avec les jeux de l’Océan, Jean avec l’équitation et les armes ; Joseph surveilla l’épanouissement de cette jeune intelligence. Il en tempéra la fougue aventureuse et s’appliqua de bonne heure à modifier les mâles tendances que Jean et Christophe se plaisaient à développer en elle. Il n’y réussit qu’à demi ; mais Jeanne était douée d’une distinction native et d’une instinctive élégance qui, à défaut de Joseph, auraient combattu victorieusement les influences d’un entourage vulgaire. Non-seulement elle ne prit rien de son oncle le marin et de son oncle le soldat, mais ce fut elle au contraire qui les embellit d’un reflet de ses graces. Au contact de cette aimable créature, leurs mœurs s’adoucirent, leurs façons s’ennoblirent un peu, et leur langage s’épura. Elle ne fut d’abord entre leurs mains qu’un jouet précieux et adoré ; un sentiment de respect et de déférence se mêla insensiblement à l’expression de leur tendresse. Ce qu’il y eut de plus étrange, c’est que cette tendresse éveilla tout d’abord en eux ce sens de la fortune dont nous parlions tout à l’heure, et qui leur avait manqué jusqu’alors. Pour eux, ils ne changèrent rien à la simplicité de leurs habitudes ; mais, pour leur nièce, ils eurent toutes les vanités, toutes les fantaisies du luxe, toutes les perceptions du bien-être. Enfant, ils l’avaient enveloppée de langes à humilier la fille d’un roi ; plus tard, pour parer sa chambre, ils s’épuisèrent en folles imaginations et en dépenses extravagantes. Paris envoya ses meubles les plus recherchés, ses plus riches étoffes ; rien ne sembla trop beau ni trop ruineux pour égayer la cage d’un oiseau si charmant. Le reste à l’avenant ; ils firent pleuvoir sur elle les diamans, les bijoux ; le velours, la soie, la dentelle, arrivèrent par ballots au Coät-d’Or. Le goût et l’à-propos ne présidaient pas toujours à ces prodigalités ; mais Joseph se chargeait d’en corriger les excentricités, et d’ailleurs Jeanne préférait aux parures dont on l’accablait la robe d’indienne avec laquelle elle courait sur les brisans et les brins de bruyères en fleurs qu’elle tressait dans ses cheveux.

À quinze ans, Jeanne était l’orgueil du Coät-d’Or. Elle tenait de Dieu l’intelligence et la bonté, de Joseph la chaste réserve d’une fille pieuse et charmante, de Christophe et de Jean l’ardeur et l’intrépidité d’une Amazone. Avec Joseph, elle cultivait les lettres et les arts ; avec Jean, elle montait à cheval, tirait le pistolet, chassait le lièvre dans les landes ; avec Christophe, elle péchait le long de la côte, et courait la mer sur une yole légère comme le vent. Mais c’é-