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— À quoi bon, dit Christophe, réveiller ces souvenirs ? Hubert est mort ; la mer qui nous l’a pris ne nous le rendra pas.

— Dieu peut nous le rendre, mes frères ! s’écria Joseph avec entraînement. Que de fois n’ai-je pas vu dans mes songes une femme, chaste créature, venir s’asseoir à notre foyer ! Celui d’entre nous qui l’avait choisie l’appelait du beau nom d’épouse ; les trois autres, respectueux et tendres, l’appelaient du doux nom de sœur. Elle entrait grave et sereine, suivie du pieux cortége des vertus domestiques ; le bonheur entrait avec elle. Elle avait en même temps la prudence qui dirige, la bonté qui encourage, la raison qui convainc, la grace qui persuade. Sa seule présence embellissait notre demeure. À sa voix, les passions s’apaisaient ; elle rappelait l’ordre exilé et resserrait le lien de nos ames. Rêve charmant ! bientôt de blonds enfans se pressaient autour de l’âtre, et notre mère, ange du ciel, bénissait l’ange de la terre qui nous faisait ces félicités.

Joseph partit de là pour montrer sous leur jour poétique et réel les salutaires influences qu’exercerait la présence d’une épouse au Coät-d’Or ; il employa tous les dons de persuasion qu’il avait reçus du ciel, pour prouver à ses frères combien il était urgent que l’un d’eux se mariât, Jean, Christophe ou Jérôme, car Joseph se mettait tacitement en dehors de la question. Plus chaste que son chaste homonyme des temps bibliques, il n’avait jamais envisagé une autre femme que sa mère, et ses goûts, sa piété, son extrême jeunesse, sa frêle santé, son caractère timide et craintif, le dispensaient si naturellement de descendre dans la lice qu’il ouvrait à ses frères, qu’il ne lui vint même pas à l’esprit de s’en défendre et de s’en expliquer.

Les paroles de Joseph déroulèrent devant les trois frères toute une série d’idées qu’ils n’avaient même pas soupçonnées jusqu’alors. Ils étaient par nature si peu portés vers le mariage, qu’ils ne s’étaient jamais avisés d’y songer. À voir leur surprise, il eût été permis de croire qu’ils avaient jusqu’à ce jour ignoré l’existence du dieu Hymen, et que ce dieu venait de se révéler à eux pour la première fois. De l’étonnement ils passèrent à la réflexion. Les poétiques argumens que Joseph avait développés à l’appui de sa proposition n’avaient guère touché ces trois hommes ; mais la perspective des avantages réels et positifs les avait saisis tout d’abord. À parler franchement, ils étaient las et même un peu honteux de la vie qu’ils menaient ; ils s’en accusaient réciproquement et ne demandaient pas mieux que d’en sortir. Aussi la harangue de leur jeune frère éveilla-t-elle en eux plus de sympathies qu’on n’aurait dû raisonnablement s’y at-