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VAILLANCE.

cherchait plus à cacher son émotion ; tous trois entrevoyaient avec épouvante à quel degré d’abaissement ils étaient descendus. Lorsqu’il se vit maître de son auditoire, dès qu’il comprit qu’il tenait ces trois hommes comme trois grains de sable dans sa main, Joseph s’avança d’un pas plus confiant et plus sûr vers le vrai but de sa harangue.

— Mes frères, poursuivit-il, nous ne sommes pas tombés si bas qu’il nous soit interdit de nous relever. D’ailleurs, il n’est pas d’abîmes d’où la main du Seigneur ne puisse tirer les malheureux qui tendent vers lui leurs bras supplians.

— Que veux-tu que nous devenions ? dit Christophe avec tristesse. Nous aurons beau tendre nos bras : nous ne sommes pas des savans comme toi, nous autres ; l’ennui nous dévore et nous tue.

— Je ne suis pas un savant, Christophe, et plus d’une fois j’ai subi les atteintes du mal qui vous ronge et qui vous consume. J’ai mûrement réfléchi là-dessus. Ce qui nous tue, mes frères, c’est l’absence d’un devoir sérieux qui nous rattache à l’existence, c’est l’égoïsme, c’est l’isolement, c’est qu’en un mot nous ne sommes pas une famille. La famille est comme un arbre éternel et sacré dont le tronc nourrit les rameaux, dont les rameaux communiquent à leur tour la vie à des pousses nouvelles, destinées elles-mêmes à rendre plus tard la sève qu’elles auront reçue. Nous ne sommes, nous autres, que des branches séparées de leur tige, sans racines dans le passé, sans rejetons dans l’avenir. Nous ne tenons à rien, et rien ne tient à nous. Nous ne vivons que par nous et pour nous, mauvaise vie dont nous portons la peine. Dites, ô mes amis, dites si, aux heures de dégoût et de lassitude, vous n’avez jamais rêvé un intérieur plus calme et plus honnête ? Dites, mes frères, si, dans l’ivresse même de vos plaisirs, vous n’avez jamais aspiré à des joies plus pures, à des félicités plus parfaites ? Souvenez-vous, Christophe, vous aussi, souvenez-vous, Jérôme, du temps où notre jeune frère remplissait nos cœurs d’allégresse. Par son âge et par sa faiblesse, il était moins notre frère que notre enfant. Rappelez-vous quel charme il répandait autour de nous et de quelle grâce il égayait notre maison. Vous entendez encore les frais éclats de sa voix joyeuse ; vous voyez encore sa bouche souriante et ses bras caressans. Comme nous nous plaisions, le soir, à l’endormir sur nos genoux ! comme nous nous disputions ses caresses et sa blonde tête à baiser ! Comme Jean eût aimé le suspendre à son cou et sentir ses petits doigts roses lui tirer ses longues moustaches !