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VAILLANCE.

— Je n’aime pas les gens qui se marient, dit Christophe en fronçant le sourcil.

— Pourquoi donc, mon oncle, ne les aimez-vous pas ? demanda Jeanne avec curiosité.

— Pourquoi… pourquoi… balbutia Christophe d’un air embarrassé.

— C’est tout simple, répondit Jean en lâchant un nuage de fumée : parce que le mariage est une institution immorale.

— Immorale ! s’écria Jeanne, le mariage une institution immorale ! Ce n’est point là ce que m’a enseigné Joseph.

— C’est que Joseph, répondit Jean, est un imbécile, imbu de préjugés fâcheux.

— Ce n’est pas non plus, reprit Jeanne, ce que dit au prône M. le curé de Bignic ; à l’entendre, le mariage est une institution divine.

— Les curés disent tous la même chose, répliqua Christophe ; mais, la preuve qu’ils n’en pensent pas un mot, c’est qu’aucun d’eux ne se marie.

— Qui se marie ? s’écria Jean ; personne. Nous sommes-nous mariés, nous autres ? Pourtant nous l’aurions pu faire, ce me semble, avec quelque avantage. Nous sommes riches ; il n’y a pas si longtemps que nous étions encore, Christophe et moi, assez galamment tournés. Il s’est trouvé sur mon chemin plus d’une belle, j’ose l’avouer, qui a convoité mon cœur et ma main. Christophe, de son côté, n’a pas dû manquer d’occasions. Nous étions des gaillards ! Mais nous avons compris de bonne heure que le célibat est l’état naturel de l’homme et de la femme.

— Enfin, mon père s’est marié, dit Jeanne.

— Ce n’est pas ce qu’il a fait de mieux, répondit Christophe.

— C’est-à-dire, mon oncle, que je suis de trop dans la maison, ajouta la jeune fille en se levant de table avec des larmes dans les yeux.

À ces mots, on l’entoura, on lui prit les mains, on les couvrit de baisers, on affirma qu’on la tenait pour un bienfait et pour une bénédiction du ciel. Christophe, furieux contre lui-même, se tirait les cheveux et se reconnaissait pour un assassin indigne de toute pitié. Jeanne fut obligée de le calmer ; elle l’embrassa avec une grace touchante.

— Comment n’as-tu pas compris, dit Joseph, que tes oncles plaisantaient, et voulaient seulement donner à entendre que tu es encore trop jeune pour t’occuper de ces choses-là ?