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REVUE. — CHRONIQUE.

Un trouble s’éleva dans mon ame éperdue,
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler,
Je sentis tout mon corps et transir et brûler.

Chose étrange ! le pieux Racine, en lutte avec Euripide sur un sujet antique, va risquer sur notre théâtre, au second acte de sa pièce, une situation devant laquelle a reculé un poète qui croyait en Vénus. Dans la pièce grecque, la confidente, ou, pour mieux dire, la nourrice, reçoit seule l’aveu de Phèdre. Hippolyte ne voit point la femme de son père rougir et trembler devant lui. C’est une esclave qui se charge de faire entendre au fils de Thésée des paroles indignes d’une reine. Phèdre, quand elle apprend que son amour est repoussé, se décide, comme Didon, avec une résignation farouche, à quitter la vie ; seulement, par une fatale inspiration d’implacable vengeance, elle cache dans ses vêtemens un billet accusateur qui doit être l’arrêt de mort d’Hippolyte. Avec ce goût un peu brutal de la muse latine, Sénèque, après avoir déjà fait de sa Phèdre une sorte de furie amoureuse, Sénèque hasarde cette situation monstrueuse, dont tout le génie du monde ne fera jamais disparaître le côté choquant et contre nature, d’un homme qui repousse les attaques d’une femme. Une ancienne édition de ses tragédies nous offre, en tête de cette scène, l’argument qui suit, écrit par un naïf commentateur dans un latin que je traduis littéralement : « Phèdre livre assaut avec toutes ses forces à la pudeur du jeune homme, et ne parvient pas à s’en emparer. » Toute la mâle simplicité du style biblique n’a pu sauver ce qu’il y a de ridicule dans le chaste effroi de Joseph et dans son pieux respect pour la couche de Putiphar. Dans les scènes de cette nature, le rôle de la femme sera toujours révoltant, le rôle de l’homme toujours grotesque. Eh bien ! Racine cependant s’est écarté d’Euripide pour imiter Sénèque; et comme il sentait mieux que tout autre, lui le poète du goût délicat par excellence, ce que pouvait amener de blessant une situation pareille, il s’est cru obligé de voiler sous toutes les recherches du langage le sauvage éclat qu’une flamme aussi impétueuse devait jeter dans cette déclaration. De là ces vers délicieux, mais d’une grace trop savante dans leur tour, qu’aurait pu débiter à Louis XIV, lorsqu’il avait vingt ans, une femme de la cour habillée en Pomone ou en Flore pour une mascarade galante :

Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,
Tel qu’on dépeint les dieux et tel que je vous voi.

Mlle Rachel, en récitant ces vers, a trouvé des modulations pleines d’un charme sans mignardise. Sa voix conserve, même en descendant à ses notes les plus douces, quelque chose de vibrant et de métallique. Quand elle arrive à ce passage où Racine lui-même, emporté par le mouvement naturel de la pensée, laisse éclater tout entière dans ses vers, qui se brisent sans rien perdre de leur divine harmonie, la passion qu’il veut rendre ; quand elle s’écrie :