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capable de rappeler à ceux qui l’oublieraient l’homme de talent et de goût dont l’esprit ne vieillit pas.

Nous ne quitterons point l’Opéra-Comique sans lui recommander un maître allemand, qu’une réputation sérieuse et populaire justement acquise au pays de Beethoven et de Weber, recommande d’ailleurs mieux que tous nos éloges ne pourraient le faire. L’auteur d’une Nuit à Grenade, aimable partition qu’on se souvient d’avoir entrevue l’été dernier, pendant cette si courte et si lamentable campagne des chanteurs allemands à Paris, M. Conradin Kreutzer, semble plus que tout autre destiné à composer pour l’Opéra-Comique. Son inspiration facile et chantante, sa phrase, plutôt vive et mélodieuse que grandiose et passionnée, conviendrait à merveille, et nous pouvons répondre qu’il entendrait parfaitement ce genre, dont il a déjà, quoique Allemand, les graces et le motif. M. Conradin Kreutzer n’est ici qu’en passant. Maître de chapelle du duc de Nassau, cet heureux prince de vingt ans dont les petits états renferment les plus nobles vins du Rhin et les plus belles chasses de l’Allemagne, et qui fait passer (chose rare chez un souverain de cet âge) sa musique et son théâtre avant sa vénerie et sa cave, M. Kreutzer doit repartir avant deux mois pour Wiesbaden et Biberich, et nous avons assez de confiance en l’esprit des directeurs de l’Opéra-Comique pour croire qu’ils saisiront avec empressement une aussi bonne fortune, et ne laisseront point partir M. Kreutzer sans qu’il emporte au fond de sa malle l’imagination la plus nouvelle de M. Scribe. Je souhaite à tous ceux qui aiment encore l’improvisation au piano, la vraie, la grande improvisation musicale, celle qui part de la tête et du cœur et non des doigts seulement, de rencontrer dans le monde Conradin Kreutzer ; et, s’il est en veine ce soir-là, je leur prédis les plus nobles et les plus vives sensations que la musique puisse donner. La manière de Kreutzer se ressent tout-à-fait de la tradition des maîtres, de ceux pour qui l’exécution dans l’art n’était jamais qu’un accessoire. Lorsqu’il est assis au piano, il fait mieux que jouer, il pense. Aussi ne doit-on rien lui demander de ce manége extravagant si fort à la mode chez certains virtuoses en crédit ; il vous donnera des phrases sublimes ; il mariera, par les plus savantes modulations, l’inspiration de Beethoven à celle de Weber, la pensée de Mozart à la pensée de Schubert ; n’en exigez pas davantage, car il ne sait rien, de ces yeux qui roulent égarés dans leur orbite, de ces démoniaques pantomimes de Kreissler. Impassible devant son clavier, modérant sa propre fougue au lieu de lâcher la bride sur le cou, ainsi jouait Hummel. Après tant de divagations auxquelles on a pu assister, on n’imagine pas de quel effet est ce style mesuré, calme, transparent comme un cristal de roche ; puis c’est une finesse de touche, une délicatesse dans la force, dont la ténuité maladive du jeu de M. Chopin ne saurait donner une idée ; il n’y a que le mot sain qui puisse rendre l’impression d’un pareil style, ce mot gesund dont Goethe aimait à se servir chaque fois qu’il parlait de l’art classique.


H. W.