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hautes, soit d’un soprano pourvu de quelques cordes basses, se croirait perdue, si elle manquait une seule fois de faire figurer dans ses roulades, ses traits, en un mot dans tous les accessoires de son chant, les deux extrémités de sa voix. Or, c’est là un abominable défaut qui détruit à mon sens toute espèce de style. La Malibran, elle au moins, était la Malibran, et ses amis pouvaient alléguer en sa faveur le caprice d’une nature indomptée, la fougue d’une tête sans frein, qu’entraînait l’inspiration du moment ; et d’ailleurs, l’effet ne répond-il pas à tout, l’effet puissant, irrésistible ? Parlez donc du beau esthétique à Desdemona qui se relève toute haletante de la lutte désespérée qu’elle vient de soutenir contre le Maure, et Desdemona vous montrera la salle encore frémissante sous l’impression de son dernier accent, et continuera de compter ses couronnes. Le génie a ses droits que nul ne lui conteste, il brûle ses vaisseaux, et peut dire comme Louis XV : Après moi le déluge. Mais prétendre l’imiter, c’est vouloir s’exposer aux plus tristes déboires : la fable de l’Aigle et du Corbeau n’est pas d’hier. Que la Malibran usât à son gré d’une voix qui, sans être un contralto ni un soprano, participait également des deux natures, rien de mieux ; la Malibran passait au ciel de l’art comme une comète errante, et n’avait à rendre compte à personne du fantastique éclat qu’elle jetait ; mais que dire, lorsque des cantatrices du vol de Mme Albertazzi, de Mme Viardot, et de Mlle Pixis, qui n’ont certes pas, nous le pensons du moins, la prétention d’invoquer les droits divins du génie, viennent, sous l’unique prétexte qu’elles possèdent des voix mixtes, confondre à plaisir tous les modes et déranger les classifications adoptées par les plus grands maîtres depuis Caffarelli jusqu’à Paër ! Ceci me rappelle le mot de M. Spontini, un soir que Francilla Pixis chantait le troisième acte d’Otello, sur le théâtre royal de Berlin : « Ah ! mon Dieu ! s’écria l’auteur de la Vestale en entendant la jeune virtuose aller ainsi de la cave au grenier, et rebondir sans motif des notes les plus graves du contralto aux cordes les plus aiguës du soprano, ah ! mon Dieu ! que cette voix-là fait des grimaces ! — C’est pourtant ainsi, lui répondit le comte R., que chantait la Malibran. — Oui, sans doute, la Malibran chantait de la sorte ; seulement vous oubliez, monsieur le comte, ce quelque chose indéfinissable que l’immortelle fille de Garcia tenait de sa nature et que les autres n’ont pas, cette imperceptible nuance qui distingue l’original de la copie, le portrait de la charge. » Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que la Malibran a exercé sur toute une génération de cantatrices une influence non moins désastreuse que celle qu’ont eue Hoffmann et Beethoven sur une foule d’artistes contemporains ; comme le poète de Kreissler, comme le chantre de la symphonie en ut mineur et de Fidelio, la Malibran a fait des dupes. Cette femme qui descendait de cheval pour venir répéter Zerline, cette Desdemona échevelée que possédait la fièvre du moment, il fallait l’admirer, lui jeter des bravos et des couronnes, mais non pas l’imiter ; il n’y a que le génie classique qui laisse derrière lui une voie lumineuse où nul de ceux qui s’y engagent ne risque de s’égarer. Les traditions de la Pasta subsistent encore. Le jour qu’elle mourut à Manchester, la Mali-