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d’un troupeau de moutons couchés. Ce n’est qu’alors que je compris bien toute son immensité. Les plus hauts clochers ne dépassaient pas la nef. Quant à la Giralda, l’éloignement donnait à ses briques roses des teintes de saphir et d’aventurine qui ne semblent pas compatibles avec l’architecture dans nos tristes climats du nord. La statue de la Foi scintillait à la cime comme une abeille d’or sur la pointe d’une grande herbe. Un coude du fleuve déroba bientôt Séville à notre vue.

Les rives du Guadalquivir, du moins en descendant vers la mer, n’ont pas cet aspect enchanteur que leur prêtent les descriptions des poètes et des voyageurs. Je ne sais pas où ils ont été prendre les forêts d’orangers et de grenadiers dont ils parfument leurs romances. Des berges peu élevées, sablonneuses, couleur d’ocre ; des eaux jaunes et troublées dont la teinte terreuse ne pouvait être attribuée aux pluies, attendu qu’il n’en était pas tombé une seule goutte depuis six mois : voilà tout. J’avais déjà remarqué sur le Tage ce manque de limpidité, qui vient peut-être de la grande quantité de poussière que le vent y précipite et de la nature friable des terrains traversés. Le bleu si dur du ciel y est aussi pour quelque chose, et par son extrême intensité, fait paraître sales les tons de l’eau, toujours moins éclatans. La mer seule peut lutter de transparence et d’azur contre un semblable ciel. Le fleuve allait toujours s’élargissant, les rives décroissaient et s’aplatissaient, et l’aspect général du paysage rappelait assez la physionomie de l’Escaut entre Anvers et Ostende. Ce souvenir flamand en pleine Andalousie est assez bizarre à propos du Guadalquivir au nom moresque ; mais ce rapport se présenta à mon esprit si naturellement, qu’il fallait que la ressemblance fût bien réelle, car je ne pensais guère, je vous le jure, ni à l’Escaut ni au voyage que j’ai fait en Flandre il y a quelque six ou sept ans. Il y avait, du reste, peu de mouvement sur le fleuve, et ce que l’on apercevait de campagne au-delà des rives semblait inculte et désert ; il est vrai que nous étions en pleine canicule, époque où l’Espagne n’est plus guère qu’un vaste tas de cendre sans végétation ni verdure ; pour tout personnage, des hérons et des cigognes, une patte pliée sous le ventre, l’autre plongée à demi dans l’eau, attendant le passage de quelque poisson dans une immobilité si complète, qu’on les eût pris pour des oiseaux de bois fichés sur une baguette. Des barques avec des voiles latines posées en ciseaux descendaient et remontaient le cours du fleuve sous le même vent, phénomène que je n’ai jamais bien compris, quoiqu’on me l’ait expliqué plusieurs