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REVUE LITTÉRAIRE DE L’ALLEMAGNE.

l’Elbe ou m’asseoir rêveur sur la terrasse du Brühl, il me semblait que je venais d’entendre un de ces heureux voyageurs dont il est souvent question dans les traditions du Nord, un de ces hommes qu’une main mystérieuse conduit le soir dans la grotte des elfes, et qui reviennent le lendemain en raconter les merveilles à leurs amis étonnés.

Tieck a publié une trentaine de nouvelles fort recherchées en Allemagne. Quelques-unes ont été traduites en français et ont eu parmi nous peu de succès. Il est facile d’en comprendre la raison. Ces nouvelles ne sont point du genre de celles qui ont le privilége de nous émouvoir ; ce sont pour la plupart des études psychologiques fines et senties, mais dépourvues d’action. Son roman de Sternbald, qui est sans contredit l’un de ses meilleurs, s’adresse surtout aux artistes. Sa Révolte dans les Cévennes aurait parmi nous un succès plus général ; malheureusement l’auteur n’en a encore écrit que la première partie. Un de nos journaux a publié, il y a quelques années, la traduction d’une nouvelle de Tieck intitulée Le Voyage dans le Bleu, qui renfermait des attaques assez vives contre plusieurs de nos écrivains. C’est une erreur de l’illustre poète, une erreur qui, à la distance où il se trouve de Paris, et avec les fausses idées que l’Allemagne se fait de notre littérature, nous paraît excusable.

Dans les derniers temps, l’activité littéraire de Tieck s’est un peu ralentie. Il y a plus de cinquante ans qu’elle dure. Cependant, chaque automne, il enrichit encore quelque Taschenbuch d’une ou deux nouvelles ; il travaille à la publication de ses œuvres complètes, et déjà il a réuni en un volume ses poésies éparses dans divers recueils. Ce que nous avons dit de ses nouvelles, nous pouvons le répéter à propos de ses vers, nous ne croyons pas qu’ils soient de nature à obtenir beaucoup de succès en France, et cependant le volume de Tieck est l’une des plus gracieuses et des plus charmantes productions de l’Allemagne moderne. Mais la difficulté est de traduire ces poésies si différentes par la forme et par le fond de tout ce qui se fait parmi nous, si différentes même en grande partie de ce qui se fait en Allemagne. La poésie de Tieck n’est ni la vive et sage chansonnette de Goethe, ni la rêverie philosophique et idéale de Schiller, ni le triste et religieux soupir de Novalis, ni la ballade chevaleresque ou le cri patriotique d’Uhland ; c’est je ne sais quel chant musical, léger, mobile, aérien, insaisissable. C’est un singulier mélange de panthéisme antique et d’émotion religieuse, l’aimable gaieté des Minnesinger unie à la tristesse du romantisme moderne, l’image riante et l’austère pensée, un badinage d’enfant et un cri douloureux de déception ; ajoutez à cela l’amour, l’enivrement de la nature. Tous les rêves, toutes les émotions que cet amour jette dans nos cœurs, Tieck les traduit avec une légèreté, une variété de versification inexprimable. Le rhythme est pour lui comme un instrument sonore et docile dont il s’exerce à toucher toutes les cordes, et à tirer sans cesse des effets nouveaux. Souvent, à vrai dire, au fond de ses chants, il y a peu de pensée et de réflexion, mais ses vers cadencés,