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d’une nuit d’été, elle veut remplir tous les rôles, celui de Pyrame et de Thisbé, du lion et de la lune. Elle veut être en même temps Athènes, Florence, Jérusalem, et capitale allemande. Une grande raie noire la traverse. Cette raie représente le méridien de l’esprit et de l’intelligence qu’elle s’est approprié pour que la science et l’art mesurent d’après elle leur longitude. Elle est remplie d’une foule tumultueuse : tambours en mouvement, acteurs récitant une tragédie grecque, commissionnaires qui font des jeux de mots, gendarmes, piétistes, savans, danseurs de ballets, et elle aspire à gouverner le monde ! »

M. Wasselrode parle ensuite du peuple allemand et le caractérise ainsi : « Voyez ce gros masque à la rude charpente, qui, pressé de tous côtés, froissé, mutilé, supporte tout avec un flegme patient. Essayons de le voir de plus près. Ah ! je le reconnais, c’est notre cher Michel, la meilleure figure qui existe dans le carnaval de la vie, le pauvre bouc émissaire qui a pris sur lui toutes les fautes de l’humanité, et qui reçoit des coups quand les autres peuples se conduisent mal. Quoiqu’il soit doué par la nature du caractère le plus sérieux et le plus moral, le bon Michel est pourtant mis en tutelle pour toute sa vie, de peur qu’il ne se laisse aller à quelque légèreté. Du haut de la chaire, on lui fait de longs discours sur les voluptés effrénées de Sodome et de Gomorrhe, de Babylone et de Ninive ; le pieux Michel se recueille tout repentant, se promet à lui-même de ne point s’abandonner à de tels plaisirs et de se mettre régulièrement au lit chaque soir à dix heures. Si, par hasard, Michel, en buvant un cruchon de bière avec son voisin, a eu le courage de calculer qu’il est assez injuste de lui faire payer un impôt considérable pour l’éclairage des rues, lorsqu’il est bien prouvé que les réverbères ne sont pas allumés pendant les trois quarts de l’année, à l’instant même les feuilles politiques et les historiens conseillers intimes lui retracent les horreurs de la révolution française, et le bon Michel, qui pourrait prouver parfaitement son alibi dans cette révolution ainsi que dans toute autre, baisse les yeux et rougit comme s’il avait pris place dans un club de jacobins, et dîné avec Marat et Robespierre. Si par hasard quelque peuple s’avise un beau jour de remplacer la lourde coiffure de l’absolutisme par le léger bonnet phrygien, Michel peut être sûr qu’à l’instant même la police lui défendra de porter son chaud et agréable bonnet de nuit en laine, parce que ce bonnet ressemble beaucoup à celui des Grecs.

« L’homme le plus timide peut aussi avoir un moment d’oubli, et, s’il arrive que Michel essaie une fois de s’adresser à un de ses nombreux instituteurs dans ces termes respectueux : Votre excellence daignera-t-elle excuser et permettre… quoique… sans doute… mais pourtant si j’osais très humblement… avant qu’il ait achevé sa phrase, il est saisi sur place par les gendarmes et conduit en lieu de sûreté comme un tribun populaire et un démagogue dangereux. Et cependant voyez quelle figure rayonnante de santé et quels muscles nerveux ! Il a gardé la force de l’ancienne race teutonique et pourrait, comme Goetz de Berlichingen, abattre d’un coup de poing un bœuf de Hongrie ; mais Michel tient son poing dans sa poche et ne l’en tire que pour